Yoshiharu Tsuge : Point de fuite

Exposée à Angoulême et éditée en anthologie par Cornélius, l’œuvre autobiographique de Yoshiharu Tsuge s’impose en France.

Marion Dumand  • 29 janvier 2020 abonné·es
Yoshiharu Tsuge : Point de fuite
© yoshiharu tsuge/cornÉlieus

Le papier est fin, jauni. Des traces de scotch parsèment les contours. Une annotation entre parenthèses, des cadres à la règle et au crayon à papier, des croix pour repères de coupe et le numéro de la page renforcent le cadre de cette planche originale. C’est la première de La Vis, nouvelle de Yoshiharu Tsuge qui, en 1968, va révolutionner le manga japonais.

Loin de détourner l’attention, ces détails concrets l’aiguisent. Le regard est saisi par celui du jeune homme à la silhouette visiblement collée après coup. Là, il nous fait face, impassible, torse nu et déhanché ; sa main droite tient le haut de son bras gauche, ses pieds sont couverts d’eau. Derrière lui, une vague se brise et le Tipp-Ex fait écume ; des pieux se dressent et le mouvement du pinceau se révèle. Au–dessus, un ciel menace à fins coups de plume et la silhouette noire d’un avion a la boursouflure de l’encre.

Une inquiétude attrape le ventre, une fascination y fait revenir. Elles durent le temps d’un récit construit en « cut up » – technique d’écriture poétique initiée notamment par William Burroughs – où réalisme du décor et onirisme de situation entourent un moi flottant. Le monde du manga, beau, cohérent et -enfantin vient de vaciller. Nous avec, cinquante ans après.

L’œuvre de Yoshiharu Tsuge est à l’honneur de la 47e édition du Festival d’Angoulême, grâce à une passionnante exposition au musée de la ville, accompagnée d’un catalogue. Parallèlement, les éditions Cornélius continuent leur travail d’anthologie entamé il y a un an avec la parution des Fleurs rouges (1967-1968), suivie de La Vis (1968-1972) et, aujourd’hui, du Marais (1965-1966). Restent encore à paraître quatre autres volumes reprenant tous ces récits par ordre chronologique, jusqu’au dernier, publié en 1986. « Par contre, nous avons choisi de ne pas publier les parutions écrites pour les bibliothèques de prêt, que Yoshiharu Tsuge disait lui-même inégales », explique l’éditeur Jean-Louis Gauthey. C’est pourtant grâce à ces récits que le jeune homme peut dès 17 ans gagner sa vie, hors de l’usine, jusqu’au début des années 1960.

« La période signant le déclin des réseaux de prêt a été l’une des plus dures pour moi, explique Yoshiharu Tsuge dans les textes qui accompagnent l’exposition. Non seulement j’avais du mal à gagner ma vie, mais je ne pouvais surtout plus supporter l’idée de dessiner du divertissement. Mon éducation et mon origine sociale ne m’avaient pas permis de me familiariser avec des concepts comme “le grand art” ou “l’expression de soi”, qui restaient des mystères. […] C’est pourtant la direction que j’allais choisir naturellement. » Après une tentative de suicide et une année de silence artistique, la participation au tout jeune magazine de manga Garo va lui permettre d’explorer cette voie tout à fait nouvelle : « la bande dessinée du moi ».

Des narrateurs apparaissent, leur voix se fait plus intime, plus proche de l’autobiographie ; les ellipses et les chutes abruptes deviennent plus fréquentes. Les récits se fragmentent comme des rêves ; le sexe apparaît, violent et cru. D’abord anecdotiques, les nouvelles prennent une ampleur existentielle, les paysages deviennent mystiques, les décors oppressants. Apparaissent également des personnages de marginaux, d’« inutiles ». Des patrons d’« auberges miteuses, comme oubliées à la frontière du monde, [qui lui donnent] une envie irrépressible d’y passer la nuit » : « L’impression que j’ai d’être tombé au fond du trou, rejeté par la société, quand je me glisse dans leurs étroits futons durs, me procure un apaisement indicible. » Puis viennent les doubles, dont fourmille L’Homme sans talent, avant de coïncider avec l’auteur quand, en 1987, il dessine sa tentative de suicide de 1962. Ce fut d’ailleurs son ultime nouvelle.

« Je pensais emprunter aux “romans du moi” ce mélange de faits réels et de fiction qui me permettrait d’induire les lecteurs en erreur sur ma véritable identité et de devenir insaisissable, de disparaître tout en m’exprimant. Mais ce besoin d’expression personnelle s’est évanoui à mesure que mon désir de dissimulation augmentait. Le seul moyen que j’ai trouvé pour continuer de me cacher fut alors d’arrêter de dessiner. » L’œuvre, elle, reste éclatante.

Yoshiharu Tsuge, être sans exister, expo du 30 ­janvier au 15 mars et catalogue (9e Art + éditions)

Festival international de bande dessinée d’Angoulême, du 30 janvier au 2 février.

Chez Cornélius, trad. du japonais par Léopold Dahan : Le Marais (1965-1966) ; Les Fleurs rouges(1967-1968) ; La Vis(1968-1972).

Chez Atrabile : L’Homme sans talent, trad. par Kaoru Sekizumi et Frédéric Boilet.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
#BD