En Argentine, « les femmes exigent le droit à l’IVG »

Juan Solanas signe un documentaire qui montre toute la force du mouvement féministe et la levée progressive d’un tabou dans un pays où l’avortement illégal tue.

Hugo Boursier  • 10 mars 2020 abonné·es
En Argentine, « les femmes exigent le droit à l’IVG »
© Juan Solanas

Après la Guyane, l’Uruguay et Cuba, l’Argentine pourrait être le quatrième pays d’Amérique latine à légaliser l’interruption volontaire de grossesse. Le président Alberto Fernandez, élu le 10 décembre dernier, y est favorable et présente ce mois-ci un projet de loi visant à autoriser l’avortement sans restrictions. Il reste à convaincre le Sénat, dont la majorité y est opposée.

Une situation que Juan Solanas connaît bien : en juin 2018, il filme la réalité des avortements clandestins dans son pays, mais aussi le mouvement féministe qui s’organise et envahit les rues. À ce moment, et c’est inédit, un texte similaire à celui présenté ces jours-ci passe en première lecture à la Chambre des députés. Approuvé, il sera finalement rejeté par le Sénat deux mois plus tard.

Depuis votre tournage de juin à août 2018, la société argentine a-t-elle passé un cap sur la question de l’IVG ?

Juan Solanas ****: La société ne peut pas changer d’une année à l’autre, mais on note une avancée sur la manière de parler de l’avortement. Avant que le projet de loi ne soit présenté à la Chambre des députés et au Sénat en 2018, personne ne parlait de ce sujet, aussi grave soit-il. Aujourd’hui, il est ouvertement discuté.

Le positionnement sur la légalisation de l’IVG n’obéit à aucune logique politique, aucun rapport de classes, de race ou de genre. Il polarise toute la société argentine. En 2018, le basculement en faveur du « contre » s’est joué à quelques voix. Pourtant, c’est une loi qui, selon moi, comme le mariage pour tous en France, divise sur le moment mais deviendra anodine lorsqu’elle sera approuvée. Et ce sera peut-être le cas cette année, avec la présentation de ce nouveau texte. Le gouvernement d’Alberto Fernandez a décidé d’envisager l’avortement comme un problème de santé publique. C’est une stratégie qui me semble intéressante : d’une part parce que c’est une réalité, et d’autre part car c’est une manière d’éloigner les opinions religieuses, morales ou éthiques.

L’IVG a-t-elle été un thème structurant pendant la campagne électorale ?

Non, justement. Ce thème, qui a été central pendant des mois dans la vie sociale et politique du pays, a disparu durant la campagne : en parler, c’était perdre des voix. Le documentaire est sorti en salle à la mi-octobre, soit trois semaines avant le premier tour. Cette date a été choisie à la demande du mouvement pour l’avortement afin de réinjecter ce sujet dans les médias. Nous voulions que l’opinion publique soit plus vigilante sur le positionnement des deux candidats à la présidentielle sur cette question, mais aussi sur celui des députés qui allaient être élus. Le candidat de centre droit, Mauricio Macri, était contre, et Alberto Fernandez s’y est déclaré favorable. Aujourd’hui, c’est justement au président et au gouvernement central de convaincre les gouverneurs de chaque province pour qu’ils fassent pression à leur tour sur les sénateurs afin d’obtenir une majorité.

Votre documentaire navigue entre la Chambre des députés, le Sénat, les avenues de Buenos Aires et de nombreuses provinces rurales. Quel message voulez-vous faire passer ?

Les Argentins ont tendance à penser que leur pays se résume à Buenos Aires. Certes, plus d’un tiers de la population du pays habite la capitale ou sa périphérie. Mais je devais montrer la réalité de l’avortement, et cette réalité est aussi endurée dans des territoires reculés. On ne peut pas être plus démuni que dans ce type d’environnement. On le constate dans le film avec cette famille précaire, perdue dans un endroit sans routes ni balisages, et qui a perdu ses deux filles ayant avorté clandestinement. Ce qui aurait pu être évité si une loi légalisant l’avortement existait.

Quelle est la position du corps médical par rapport à la légalisation de l’IVG ?

Il est totalement divisé. Certains professionnels de santé sont pour le droit, d’autres se disent pour « la vie », et tous multiplient tribunes et pétitions avec des milliers de signatures. Actuellement, la loi de 1927 permet l’avortement en cas de viol, d’inceste ou de danger pour la mère. Mais elle peut être interprétée très librement, ce qui donne la possibilité de réaliser l’IVG dans certains hôpitaux, quand d’autres vont la refuser. Une femme qui n’a pas cette information peut être jetée en prison simplement pour avoir frappé à la mauvaise porte. Ou bien mourir à la suite de complications.

C’est le cas de Liliana Herrara. Cette femme de 22 ans arrive à l’hôpital en début de soirée avec de très fortes douleurs abdominales. Elle présente les risques d’une -septicémie. Une prise en charge immédiate est requise, mais les médecins ne procèdent pas ainsi. On la laisse une nuit entière sans la traiter. Cela lui sera fatal.

À quel point la religion structure-t-elle ces débats ?

La foi est très importante en Argentine. Elle est omniprésente dans les provinces. Le film montre cependant que l’on peut être très croyant et prendre position pour l’IVG. Des personnes que j’ai pu interviewer expliquent que ce n’est pas incompatible. Des députés aussi. C’est un message très puissant dans la société argentine, où le positionnement du pape contre l’IVG a une influence très forte, du fait qu’il est argentin.

Certaines personnes, dans votre film, parlent d’une « légalisation sociale de l’acte d’avorter », à défaut pour l’instant d’une ouverture de droit.

C’est indéniable. Avant, personne ne parlait d’avortement. On pourrait même dire que « l’Argentine n’avortait pas ». Ma première fiction, qui s’intitule Nordeste, date de 2004 et raconte l’histoire d’une mère célibataire qui se retrouve enceinte et veut interrompre sa grossesse. Le film est allé en sélection officielle à Cannes l’année suivante et, quand le film est sorti en Argentine, les réactions ont été extrêmement violentes.

À cette époque, l’avortement était un tabou énorme. En parler était un péché. Quinze ans plus tard, aucun Argentin n’ignore que l’avortement coûte la vie d’une femme par semaine. Il y a 400 000 avortements par an en Argentine, avec des complications dans 10 % des cas. Parmi eux, une femme sur mille meurt. À l’échelle de l’Amérique latine, ce sont plusieurs femmes qui décèdent tous les jours parce que l’avortement n’est pas légal. Mais, aujourd’hui, la nouvelle génération qui exige la légalisation pourrait être vue comme l’avant-garde du féminisme.

En 2015 est né le mouvement Ni Una Menos [pour lutter contre les violences faites aux femmes et les féminicides, NDLR], soit avant l’essor de MeToo [en 2017, avec l’affaire Weinstein, NDLR]. Le mouvement, très puissant, a repris l’idée du foulard blanc des mères et des grands-mères de la place de Mai, transformé en foulard vert. Il y a cette belle idée de transmission et de réappropriation de la lutte féministe. L’histoire est en marche en Argentine.

Femmes d’Argentine, Juan Solanas, 1 h 26.

Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes