L’administration menace les inspecteurs du travail qui font obstacle à l’activité des entreprises

Selon plusieurs documents internes consultés par _Politis_, les services du ministère du Travail demandent aux inspecteurs de ne pas suggérer d’interruption de l’activité économique, sous peine de sanctions. Même lorsque les salariés s’estiment en danger.

Erwan Manac'h  • 2 avril 2020
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L’administration menace les inspecteurs du travail qui font obstacle à l’activité des entreprises
© Photo : JACQUES DEMARTHON / AFP

La tension est maximale, dans les services du ministère du Travail. Depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, la direction générale du Travail (DGT) multiplie les démarches – et les menaces – pour tenter de limiter les interventions qui empêcheraient la poursuite des activités économiques.

Le recadrage a pris la forme d’une note interne adressée aux inspecteurs du travail et à leurs supérieurs hiérarchiques, le 30 mars, dans laquelle le directeur général du travail, rappelle que toutes les activités « peuvent légalement se poursuivre », à l’exception d’une liste d’activités explicitement interdites par le décret du 24 mars (1).

Il demande surtout à ses troupes de ne pas prendre d’initiative. L’envoi de recommandations à toutes les entreprises de la grande distribution, comme cela a été fait dans certains départements, est proscrit. Tout comme les conseils ou mises en demeure suggérant aux employeurs de cesser leur activité pour éviter d’exposer leurs salariés au coronavirus. Il revient à « la police sanitaire » (2), et à elle seule, de se prononcer sur une fermeture d’entreprise, insiste le DGT. Ce qui suscite l’indignation de Simon Picou, secrétaire national de la CGT du ministère du Travail :

On nous empêche de questionner la poursuite de l’activité, alors que nous devrions être fondés à le faire dans le cadre de notre mission de prévention des risques.

Les inspecteurs du travail sont priés de s’en tenir à un rôle de conseil, par téléphone, et de rester dans les clous de la procédure habituelle en matière de prévention des risques, qui peut prendre plusieurs semaines et nécessite l’intervention d’un juge avant toute fermeture. Les déplacements dans les entreprises doivent être limités aux situations les plus graves, lorsque les conditions de sécurité le permettent, « pour réduire le risque de contamination ».

Le directeur appuie par deux fois son propos par ce qui ressemble à une menace de sanction :

L’injonction de cesser immédiatement toute activité […] n’a aucune base juridique et, par suite, est de nature à engager la responsabilité du service et/ou de son signataire.

Contactée par Politis, la direction générale du Travail considère que « ce rappel de la loi n’est pas une menace », mais vise uniquement à souligner que « l’inspection du travail n’a pas compétence pour appliquer les dispositions de la police sanitaire » et que l’irrespect de cette règle « constitue une faute ».

La crainte d’un «usage abusif des droits de retrait»

De menaces, il en était pourtant déjà question le 19 mars, cette fois-ci directement adressées à la CGT du ministère du Travail (CGT-TEFP). Dans un courrier au syndicat, le DGT prévient qu’il saisira le parquet pour « contrefaçon » si la CGT-TEFP ne retire pas de son site Internet une lettre type qu’elle avait mise à disposition des inspecteurs pour les aider à répondre aux demandes de salariés relatives au droit de retrait. « Une telle menace est absurde. Il est normal et habituel que nous nous échangions nos outils, charge à chaque inspecteur de les adapter à chaque situation », défend Simon Picou.

Déjà, le conflit opposait deux visions des priorités par temps de pandémie. La CGT estime que le rôle des inspecteurs du travail doit être d’accompagner les salariés qui s’estiment insuffisamment protégés en appuyant un recours au droit de retrait.

« Une analyse gravement erronée du cadre actuellement en vigueur » et des décrets d’exception pris par le gouvernement, tempête le DGT, qui redoute un « usage abusif des droits de retrait ». La légitimité de la procédure doit s’apprécier par un juge au cas par cas au regard d’un « motif raisonnable », insiste-t-il, et une lettre type ne saurait « sécuriser juridiquement » tous les droits de retrait, même en contexte de pandémie.

« Ne pas obérer plus que nécessaire les perspectives économiques »

D’autres documents consultés par Politis témoignent que l’administration fait bloc pour tenter d’empêcher au maximum les fermetures d’entreprises. Dans une instruction diffusée au sein des services du ministère du Travail en Auvergne-Rhône-Alpes, la directrice locale se montre explicite:

Le gouvernement cherche autant que possible à préserver l’activité, à la fois pour ne pas obérer plus que nécessaire les perspectives économiques, mais aussi et surtout parce que beaucoup d’activités sont indispensables de manière plus ou moins directe pour continuer à vivre.

Pour toutes les activités qui n’accueillent pas de public et ne font pas l’objet d’une interdiction spécifique, « la règle est de continuer », ajoute la note.

Dans le Grand-Est, il est aussi demandé aux agents de ne pas porter de masque lors de leurs éventuels déplacements en entreprise. D’une part parce que les stocks de masques (prévus pour les interventions relatives à l’amiante notamment) sont envoyés au personnel soignant, comme l’indique le 23 mars la direction régionale du Grand-Est dans un courriel à ses inspecteurs. Mais aussi parce que les « agents de contrôle n’ont pas à se protéger des personnes qu’ils rencontrent », au regard du fait que le ministère du Travail « demand[e] aux salariés de continuer à travailler pour assurer la continuité de l’activité économique […]_, nos agents, qui doivent remplir des missions de service public, doivent le faire AUSSI »_, écrit-elle.

La DGT confirme ce jeudi la pénurie de masques et la priorité donnée au personnel soignant, mais ne reconnaît pas la consigne passée aux inspecteurs de ne « pas se protéger des personnes qu’ils rencontrent ». Elle assure avoir inscrit à ses priorités les contrôles dans les commerces de détail où sont constatés des « manquements aux consignes sanitaires », ce qui a donné lieu à la mise en demeure d’un supermarché au Cannet Rocheville (Var). Il a quatre jours pour mettre en place des mesures de protection.

Par souci d’apaisement, la CGT a invité les agents à ne pas utiliser les modèles de lettre diffusés le 18 mars. Elle prépare néanmoins, avec la FSU, la CNT et Sud, une lettre ouverte à la ministre qui doit être publiée dans les prochaines heures. Ils dénoncent « des entraves scandaleuses et illicites » à leurs missions et demandent une généralisation du télétravail et des mesures de protection adéquates, après le décès de deux de leurs collègues des suites du coronavirus.

Le directeur général du travail répond à Politis :

Dans un courrier adressé à la rédaction de Politis, le directeur général du travail souhaite apporter la réponse suivante :

« L’article publié le 2 avril 2020 indique que le directeur général du travail a demandé à ses « troupes de ne pas prendre d’initiative ». Cette présentation est fausse : par une instruction du 17 mars de la DGT, qui est l’autorité centrale du système d’inspection du travail, il a été demandé aux agents de contrôle, pour réduire les risques de contagion, de centrer leurs interventions sur site aux missions essentielles telles que les interventions faisant suite à un accident du travail ou à l’exercice d’un droit de retrait ou encore justifiées par des atteintes graves à l’intégrité physique et morale des travailleurs ainsi qu’à leur dignité. Cette instruction a été complétée par celles du 30 mars 2020 et du 1er avril, cette dernière ajoutant à la liste des actions essentielles « les interventions justifiées par les manquements aux consignes sanitaires dans les commerces de détail légalement ouverts au public de nature à compromettre la santé des salariés ». Il eût été conforme à la déontologie de le préciser et si, en effet, a été proscrite la pratique des courriers-types ne se référant pas à des constats faits par les agents de l’inspection ou portés à leur connaissance, c’est au motif tiré de ce que ce procédé n’était pas adapté à la situation de crise, au mieux les employeurs considérant ces courriers comme une obligation de cesser toute activité, ce qui, sauf cas limitativement énumérés par la loi, n’est pas dans les pouvoirs de l’inspection.

Il est encore affirmé que « les inspecteurs du travail sont priés de s’en tenir à un rôle de conseil ». Les éléments figurant ci-dessus, portés à la connaissance de l’auteur de l’article, démontrent le contraire. Au surplus, dans un courrier adressé le 20 mars à chaque agent de l’inspection du travail, j’ai précisé quel était le rôle de ce service public dans la crise que nous traversons : « (…) votre rôle est essentiel car en tant qu’agent de l’inspection du travail vous incarnez pour tous nos concitoyens l’intérêt général au quotidien et de manière palpable. Vos compétences et vos pouvoirs, comme votre professionnalisme, doivent vous permettre de trouver dans chacune de ces situations la démarche et la réponse adéquate qui reposent, en tout état de cause, sur l’examen de l’évaluation des risques opérée par l’employeur, de la pertinence des mesures décidées, de leur mise en oeuvre effective en associant les représentants du personnel et les salariés à cette démarche et, lorsque cela s’avère nécessaire le rappel ferme des règles à respecter et, en cas de persistance, l’utilisation des voies de droit qui sont mises à votre disposition. ». Au nombre de ces voies de droit, il y a soit la mise en demeure à l’employeur notifiée par le directeur régional des services du travail, soit l’intervention du juge des référés, ces deux modalités d’action pouvant aboutir dans des délais très brefs comme en attestent des actions en cours dont les médias ont fait état.

Par ailleurs, pour étayer sa démonstration, l’auteur fait état de ce qui « ressemble à menace de sanction ». La prudence apparence des mots est à peine une feinte et il est regrettable que n’ait pas été exposée en toute clarté la question juridique posée et le sens du rappel qui était fait aux agents. A cela s’ajoute une confusion volontairement entretenue sur le sens du terme de « responsabilité » pour asseoir le procès. Or, ce qui est en cause est simplement une répartition des pouvoirs entre autorités administratives. L’inspection du travail n’est pas au nombre des autorités sanitaires et ne peut donc substituer son appréciation à celles-ci, vieux principe qui avait été rappelé. Comme il a été rappelé, vieux principe également de notre droit public, qu’une illégalité est toujours fautive en ce sens qu’elle engage la responsabilité de l’administration et, le cas échéant, de l’agent sans qu’il soit nul besoin de se placer sur le terrain disciplinaire.

Enfin, il est fait état des « menaces » dont le syndicat CGT des services du ministère a été l’objet sans que l’auteur n’explique les motifs de la position adoptée par l’administration. Il eût été utile, pour éclairer le lecteur, de préciser qu’au tract diffusé par cette organisation, celle-ci avait joint des documents à l’en-tête officielle du ministère du travail, ce que, à l’évidence elle n’est pas en droit de faire, cette pratique constituant un délit dont la connaissance oblige tout fonctionnaire à en faire un signalement au parquet. Au demeurant, si l’organisation avait été dans son droit, d’une part, aucune observation ne lui aurait été faite et, d’autre part, comme le précise 3 l’article, on ne comprend pas la raison pour laquelle l’organisation a conseillé ensuite aux agents de ne pas utiliser les documents.

J’invite donc vos lecteurs à s’informer des actions de contrôle menées par les services de l’inspection du travail, soit d’abord de leur propre initiative, soit sur instruction de la direction générale du travail et dont il a été fait état publiquement.

Et je les renvoie à la conclusion de ma lettre aux agents du 20 mars dernier : «Ce qui fait la force de notre système dans son ensemble, dans toutes ses composantes, c’est sa cohésion, votre rigueur, votre professionnalisme et in fine votre conscience professionnelle et votre courage tel que le définissait Jean Jaurès : « Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel » (Discours aux élèves du lycée d’Albi, juillet 1903). »

Précisions de Politis :

Dans la « note relative aux modalités d’intervention » des inspecteurs du travail, du 30 mars, il est rappelé que « la priorité doit impérativement être donnée à la gestion à distance des interventions », notamment pour réduire le risque de contamination des inspecteurs, limitant les déplacements aux cas les plus graves et « après un contact établi avec l‘entreprise ». Les contrôles inopinés sont donc suspendus, ce qui complique la mission de contrôle des inspecteurs, d’après les témoignages que nous avons recueillis.

Il leur est également demandé de « cesser de recourir à l’envoi de courrier type se bornant à rappeler l’ensemble des obligations générales » et rappelé, avec insistance et en caractère gras, qu’ils n’ont pas compétence à juger de la poursuite des activités face au risque pandémique.

Ce rappel appuyé aux procédures, les consignes passées localement et le conflit qui oppose la direction générale du travail avec une partie des organisations syndicales témoignent d’une forte tension, résultant, comme nous l’avons écrit de « deux visions des priorités par temps de pandémie ». Il est dans la mission de _Politis de porter ces éléments au débat public, sans aucune intention de jeter l’opprobre sur une administration ou ses responsables.


(1) Salles de conférences et de spectacles, magasins et centres commerciaux, restaurants et débits de boissons, salles de danse et de jeux, bibliothèques, centres de documentation, établissements sportifs couverts, musées, établissements de plein air, centres de loisirs, marches.

(2) Il n’est pas précisé si l’expression désigne les inspecteurs de l’action sanitaire et sociale, rattachés aux agences régionales de santé.

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