De Minneapolis à Bondy

Si la colère fait suite à la mort d’un homme, après tant d’autres, et à l’impunité des flics, elle puise aussi dans des racines plus profondes. Les populations noires et hispaniques subissent dramatiquement la vague de chômage qui déferle sur les États-Unis. Et la maladie frappe durement ces communautés surexposées.

Denis Sieffert  • 3 juin 2020
Partager :
De Minneapolis à Bondy
© Photo : Pontus Höök / Aftonbladet / TT NEWS AGENCY / TT News Agency via AFP

La scène se passe le 22 décembre 2016, à Las Vegas. Un militant du mouvement Black Lives Matter est expulsé manu militari d’un meeting de Donald Trump. Des cris « tuez-le ! » et « mettez le feu à ce salaud » fusent de la salle. Du haut de la tribune, Trump exulte : « Moi, j’aime le bon vieux temps. Vous savez ce qu’on faisait autrefois à des types comme ça ? On les sortait sur un brancard. (1) » Non, on ne sortait pas les Noirs sur un brancard – pour une fois, Trump n’a pas osé –, on les lynchait et on les pendait, comme dans le chant lugubre et désespéré de Billie Holiday : « Southern trees bear strange fruit ». Les arbres du sud ont un fruit étrange. Le texte décrit « les yeux révulsés et la bouche déformée » des suppliciés. Ce devait être ça, la grimace de George Floyd, asphyxié, comme par pendaison, sous le poids du flic Derek Chauvin, le 25 mai à Minneapolis. La capitale du Minnesota n’appartient pourtant pas à ce sud chanté par Billie Holiday, c’est une ville du nord, d’un État en bordure de la frontière canadienne. Mais elle a aussi ses meurtres racistes à répétition. Deux Afro-Américains sont tombés en 2015 et 2016 sous les balles de la police locale. Crimes à jamais impunis.

Quant au dénommé Derek Chauvin, son comportement violent lui avait déjà attiré dix-huit plaintes, sans dommage pour lui. Et il a encore fallu cinq jours de manifestation pour qu’il soit interpellé et tout juste inculpé d’homicide involontaire. Tandis que ses trois acolytes, qui jouaient les vigies pendant que Floyd agonisait, sont pour l’instant libres comme l’air. Quand il soutient et encourage la violence raciste de ses supporters, comme à Las Vegas, ou lorsqu’il déploie une rhétorique de répression, comme lundi dernier, Trump ne fait pas que céder à ses pulsions. Il entretient surtout un fonds de commerce politique. Car son socle électoral est là, primitif, sauvage et inusable. Il sait qu’il en aura besoin en novembre prochain. Et il se sait le porte-parole de cette Amérique qui n’a jamais cessé d’exister depuis qu’en 1962 Kennedy faisait accompagner par l’armée le jeune James Meredith pour que celui-ci ne se fasse pas lyncher sur le chemin de l’université. C’est pour plaire à cette clientèle que Trump dénonce les « anarchistes », et demande qu’ils soient classés « terroristes », niant par la même occasion le caractère massif des manifestations. La violence présidentielle est telle qu’il s’est exposé à la réprimande de Twitter après qu’un tweet eut encouragé « les gens bien à faire usage d’une force écrasante contre les méchants ». On comprend pourquoi la colère des manifestants est allée jusqu’aux abords de la Maison Blanche, et pourquoi le président des États-Unis a dû être transporté en hâte dans un bunker. Ce qui a donné un caractère éminemment politique à un mouvement qui devenait soudain plus qu’une révolte.

Ce sont aujourd’hui 75 villes qui sont le théâtre d’une explosion qui a gagné Toronto et Montréal. Si la colère des manifestants fait suite à la mort d’un homme, après tant d’autres, et à l’impunité des flics qui jouissent de ce qu’on appelle aux États-Unis « l’immunité qualifiée » (pour tuer, il faut être en service), elle puise aussi dans des racines plus profondes. Elle éclate alors que les populations noires et hispaniques subissent dramatiquement la vague de chômage qui déferle sur les États-Unis. Et alors que la maladie frappe durement ces communautés surexposées par leurs métiers, et souvent en proie à des comorbidités résultant de la misère. Tout s’est aggravé alors que l’espérance de vie d’un Afro-Américain est déjà ordinairement de trois ans et demi inférieure à celle d’un Blanc. La ségrégation attaque donc sur tous les fronts. Le ségrégationnisme est minoritaire sans doute, mais profondément enraciné dans une partie de la population qui, de surcroît, tient aujourd’hui la Maison Blanche car, comme disait avec humour Mohamed Ali, « la Maison est blanche, évidemment »… En face, l’autre Amérique, celle que l’on voudrait aimer, n’a pas de champion. Bernie Sanders a dû jeter l’éponge, et Joe Biden est aussi tiède que fantomatique.

Mais gardons-nous de fanfaronner. La France traîne aussi sa honte, ses flics impunis couverts par le ministre de l’Intérieur. Elle a ses scandales, comme l’affaire Adama Traoré, mort en 2016, sous le poids d’un flic bien de chez nous qui jouit du statut de témoin assisté que lui envierait presque Derek Chauvin. Quatre ans après, des nouveaux médecins, un poil suspects, viennent de pondre un nouveau rapport contredisant de précédentes expertises et affirmant que le jeune homme de 24 ans avait une faiblesse cardiaque. On est pris de nausée devant cette obstination à protéger un lobby policier qui fait peur à son ministre. Et encore ceci : lundi, Gabriel, 14 ans, est interpellé, plaqué au sol, et savaté par un policier pendant que ses collègues l’immobilisent. Dents arrachées, visage tuméfié, maxillaire brisé, et un œil peut-être perdu. Nous ne sommes pas à Minneapolis, mais à Bondy, Seine-Saint-Denis. Et puis, en France, nous avons Éric Ciotti qui vient de proposer que l’on interdise de filmer les policiers. Ah, si Éric Ciotti avait été gouverneur du Minnesota, il n’y aurait jamais eu d’affaire Floyd !

(1) Nicole Bacharan, Le Monde selon Trump (Tallandier, 2019).

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don