« Nickel Boys », de Colson Whitehead : L’impossible oubli

Nickel Boys, de Colson Whitehead, est un texte fort sur la mémoire de la ségrégation aux États-Unis et une réflexion fine sur les rapports entre histoire et littérature.

Pauline Guedj  • 23 septembre 2020 abonné·es
« Nickel Boys », de Colson Whitehead : L’impossible oubli
© Mollona / Leemage / Leemage via AFP

En 2003, en ouverture de son livre Le Colosse de New York, l’écrivain américain Colson Whitehead publiait un très beau texte intitulé City Limits. S’adressant à son lecteur new-yorkais, Whitehead y évoquait les processus d’appropriation de l’espace qui caractérisent les habitants de cette métropole. Vous êtes new-yorkais, expliquait-il, si, derrière la vitrine de l’agence de voyages de votre quartier, vous imaginez toujours celle de la -pizzeria qui autrefois y était installée. L’identification à la ville se fait par la mémoire, par un rapport incessant au passé qui forge votre être et votre expérience. Contrairement aux clichés sur une ville en perpétuel mouvement, l’attachement à New York s’accomplit par le souvenir et l’histoire.

Ces thèmes de la mémoire et du passé sont souvent présents dans l’œuvre de Whitehead, auteur éclectique qui s’imprègne pour chaque sujet qu’il traite des styles ou genres littéraires qui lui semblent capables de le porter. Il a neuf ouvrages à son actif qui vont du récit autobiographique au livre peuplé de zombies en passant par un essai sur le poker.

Publiés respectivement en 2016 et 2019, ses deux derniers romans, Underground Railroad et Nickel Boys, entretiennent un rapport de continuité plus évident. S’intéressant à l’esclavage puis à la ségrégation, ils sont une exploration des fondements racistes de la société américaine. Tous deux lui ont valu une reconnaissance exceptionnelle : un National Book Award pour le premier et un prix Pulitzerpour chacun, ces -derniers -permettant à l’auteur de rejoindre la liste des rares écrivains doublement récompensés : William Faulkner, John Updike, Booth Tarkington.

C’est en 2014 que Whitehead formule pour la première fois le projet de Nickel Boys. Lui travaille à l’écriture d’Underground Railroad ; l’Amérique, elle, se déchire après les meurtres de Michael Brown et d’Eric Garner perpétrés par des policiers. Sur tweeter, Whitehead découvre une série d’articles publiés dans le Tampa Bay Times. À Marianna, en Floride, la Dozier School for Boys, une maison de correction, progressiste sur le papier, qui prône depuis 1920 la réinsertion par l’éducation et l’apprentissage d’un métier, a fermé ses portes trois ans plus tôt. Sur le campus vide, une équipe d’archéologues de l’université de South Florida fait des fouilles et passe au peigne fin le vaste terrain sur lequel l’école a été construite.

L’entreprise mène à une découverte sordide : non loin des réfectoires et des salles de cours, cinquante-cinq tombes sans nom sont mises au jour. Elles abritent des corps d’enfants dont les ossements témoignent des sévices dont ils ont été victimes, des traces de coups, des empreintes de balles. Rapidement, les témoignages des anciens élèves se multiplient. Ils y racontent la torture, la disparition de leurs camarades au milieu de la nuit et la terreur qui régnait dans les bâtiments.

À la lecture du reportage, -Whitehead est saisi par la rareté des témoignages émanant des anciens élèves africains–américains. Le campus regroupait pourtant des étudiants noirs et, à certains moments de son histoire, ceux-ci ont été largement majoritaires. Nickel Boys part donc d’une interrogation – comment vivait-on dans la partie noire du campus ? – et d’un désir de reconstruire la parole doublement oubliée des élèves -africains-américains.

Pour mener à bien son projet, Whitehead décide de se positionner dans le prolongement chronologique d’Underground Railroad. Il situe son roman en 1963, en pleine ère de la ségrégation et au moment le plus fort du mouvement des droits civiques. Mais, contrairement à Underground Railroad, qui s’autorisait une approche fantaisisteen prenant au sens littéral l’expression traditionnellement associée à la fuite des esclaves vers le nord du pays (une ligne de chemin de fer souterraine), Nickel Boys sera, lui, court, sans digressions, profondément réaliste et fondé sur des emprunts directs aux paroles des survivants.

Dans Nickel Boys, Colson Whitehead élabore son récit autour de deux personnages. Elwood, tout d’abord, est un jeune homme brillant incarcéré par « accident ». Comme de nombreux Noirs américains qui aujourd’hui encore finissent en prison, il se trouvait simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. Élevé par sa grand-mère, Elwood aime écouter le seul disque qu’il possède : un discours de Martin Luther King. Il suit les actualités du mouvement des droits civiques et adhère à la vision pleine d’espoirs de King. Turner, le deuxième personnage, est orphelin. Son regard sur le monde est plus amer, sans -illusions.

Dans le roman, les deux personnages se rencontrent sur le campus. Le texte est l’histoire de leur amitié en même temps qu’une réflexion sur les deux réponses au racisme et aux injustices que, pour Whitehead, ils incarnent. Optimiste d’un côté, pessimiste de l’autre, mais toujours empreintes de douleur et d’une colère que l’on tente de maîtriser.

Le récit, admirablement construit, permet au lecteur de suivre ces personnages, de l’avant-incarcération, pour l’un, à l’après, pour l’autre. Le jeu autour de la narration ainsi que l’étirement du texte dans le temps font du livre un roman d’une grande ampleur, sans cesse surprenant. Avec délicatesse et efficacité, Whitehead y met en scène les dialectiques entre résistance et acceptation, opposition et transcendance, et plonge dans les méandres des mémoires collectives africaines-américaines. Autant de mémoires pour lesquelles l’oubli des horreurs du passé reste impossible.

Nickel Boys, Colson Whitehead, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, Albin Michel, 272 pages, 19,90 euros.

Littérature
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