Quelle solidarité avec le Hirak en Algérie ?

Alors que l’euphorie du printemps 2019 n’est plus qu’un lointain souvenir, Nedjib Sidi Moussa interpelle la gauche française. Elle s’est souvent contentée de relayer les orientations les plus tièdes, lui reproche-t-il.

Nedjib Sidi Moussa  • 10 septembre 2020
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Quelle solidarité avec le Hirak en Algérie ?
© Photo : FRANCOIS GUILLOT / AFP

Persécution du journaliste Khaled Drareni, 40 ans, correspondant de Reporters sans frontières, embastillement de Mohamed Tadjadit, 26 ans, surnommé le « poète du Hirak », condamnations pour la célébration d’un mariage homosexuel à El Khroub, licenciement de 196 travailleurs de Numilog-Cevital à Béjaïa, découverte de deux harraga asphyxiés dans un conteneur en route pour l’Espagne…

Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017).

Les nouvelles de « l’Algérie nouvelle » ne prêtent guère à l’optimisme. Ainsi, l’euphorie du printemps 2019 n’est plus qu’un lointain souvenir. En réalité, les célébrations du pacifisme ou de l’unanimisme s’étaient déjà muées en inquiétude à mesure que la décantation s’opérait au sein du mouvement populaire et que l’échéance présidentielle approchait.

De fait, l’élection d’Abdelmadjid Tebboune a marqué la fin d’un cycle pour un Hirak qui n’a pas su entrer dans une nouvelle phase à cause de la répression, de la Covid-19 ou de l’autolimitation d’une dynamique cadenassée par l’interclassisme et le nationalisme érigés en vertus cardinales par une petite bourgeoisie soucieuse de présenter des gages de respectabilité aux autorités.

Il suffisait d’arpenter les rues d’Algérie pour prendre la mesure des potentialités et des limites d’un mouvement qui exprimait les contradictions d’une société désireuse de tourner la page de la guerre civile des années 1990, pour mieux en finir avec les clivages artificiellement entretenus dans le champ politico-médiatique et, surtout, donner du contenu aux aspirations martelées durant les manifestations hebdomadaires : indépendance, dignité, justice, liberté…

À rebours d’une lecture défaitiste volontiers conspirationniste, il convient de rappeler que le surgissement du 22 février 2019 a permis d’entrevoir ce qui était longtemps impensable.

Certes, ce désir de rupture sans matérialisation pérenne ne pouvait satisfaire les partisans de la révolution sociale et de l’auto-organisation. Or, les exploités ne se contentent pas de mots d’ordre coupés de perspectives saisissables, dans une conjoncture où le mur de la peur s’effritait à peine tandis que la confusion atteignait son paroxysme, aidée par la propagande d’un complexe militaro-policier qui tendait la main à l’extrême droite arabo-islamiste.

Le PAD, un front ni ouvrier ni populaire

La décomposition du mouvement ouvrier et révolutionnaire, qui s’est opérée à l’échelle du globe, a pris des formes redoutables dans un pays passé de la domination coloniale à la dictature de parti unique. Et cela, avant un bref intermède de pluralisme tronqué, interrompu par la confrontation entre forces de l’ordre et groupes islamistes, prenant en étau les individus épris d’émancipation.

Si, au début des années 1990, le Parti socialiste des travailleurs (PST) pouvait se vanter d’être la première force d’extrême gauche, avec trois mille adhérents, le rapport de force a évolué au détriment des révolutionnaires. L’affaiblissement de la formation trotskiste, dont les militants participent néanmoins aux luttes sociales et animent des espaces de débat bien trop rares en Algérie, a sans doute conduit sa direction à pactiser avec ses anciens adversaires.

En effet, avec le Hirak, les dirigeants de la gauche officielle, du PST aux démocrates du Front des forces socialistes, lui-même en crise perpétuelle, ont choisi de s’allier à des éléments plus droitiers, et, pour certains, compromis à travers leur soutien à Abdelaziz Bouteflika, pour former le Pacte de l’alternative démocratique (PAD), qui s’est prononcé pour une « transition démocratique » et un « processus constituant ».

Mais ce nouveau front, qui n’est ni ouvrier ni populaire, a profité du reflux du Hirak pour mieux tourner le dos au slogan « yetnahaw gaâ » qui appelait pourtant au départ de tous : représentants du pouvoir comme de l’opposition, jugés coresponsables du désastre.

Attelage hétéroclite d’appareils sans ancrage dans la société, le PAD apparaît comme la volonté de politiciens discrédités de se refaire une virginité en profitant de la secousse du 22 février, sans toutefois en relayer les aspirations les plus radicales. Car il s’agit de rassurer la bourgeoisie libérale et l’opposition conservatrice qui bénéficie d’appuis plus conséquents.

À ses débuts, le Hirak a suscité l’enthousiasme d’activistes français qui ont cherché à s’informer sur la situation, à en discuter, à manifester leur soutien, voire à se rendre en Algérie pour prendre part aux manifestations, parfois à leurs risques et périls, comme en témoignent l’expulsion de Mathilde Panot (La France insoumise) et l’arrestation de Jean-François Le Dizès (Ensemble !), pour ne citer que ces deux cas.

Admettons tout de même que la gauche française, à de rares exceptions près, s’est pour l’essentiel cantonnée au service minimum sur le plan de l’internationalisme et s’est souvent contentée de relayer les orientations les plus tièdes. Comme si les travailleurs, femmes et jeunes d’Algérie ne méritaient pas mieux que les processions patriotiques ou les suppliques consensuelles en faveur d’un « État de droit », perspective que l’Armée nationale populaire peut reprendre à son compte, comme l’atteste le dernier éditorial de la revue El Djeich.

L’abdication de la pensée critique et de l’intransigeance émancipatrice pourrait avoir des conséquences néfastes des deux côtés de la Méditerranée. En effet, si « l’Algérie n’a jamais été la France », les deux pays demeurent toutefois connectés par d’innombrables liens. D’autant que réside en France une importante diaspora à laquelle s’ajoutent les personnes dont la famille est originaire de l’ancienne colonie. Mais l’existence d’un espace franco-algérien, au sein duquel circulent personnes, capitaux et idées, ne saurait demeurer la chasse gardée des réactionnaires capitalistes ou des promoteurs du modérantisme.

Ne pas alimenter les illusions réformistes

L’ensemble de ces éléments révèle l’extrême sensibilité de la question algérienne en France. Or, celle-ci ne doit plus rester entre les mains de spécialistes autoproclamés qui, dans les collectifs militants ou les comités de rédaction, s’échinent à imposer un point de vue partiel et partial, sans se soucier de le confronter aux faits pourtant vérifiables ou aux analyses divergentes, au risque d’alimenter des illusions réformistes aux conséquences funestes.

La responsabilité des internationalistes est donc énorme puisque tout ce qui se formule de ce côté de la mer est légitimement scruté sur l’autre rive par les générations montantes. Ces dernières font leur apprentissage, sans tabou ni préjugé, et cherchent à surmonter les obstacles que ne manquent pas de dresser sur leur chemin ceux de leurs aînés ayant intérêt à préserver l’ordre patriarcal et dont le régime actuel est un reflet.

Les individus, groupes ou périodiques prenant au sérieux les idéaux de liberté et d’égalité sont par conséquent fondés à exprimer leur solidarité avec les victimes de la répression en Algérie, en exigeant leur libération immédiate, et à soutenir celles et ceux qui luttent sur un terrain de classe comme les grévistes de GESI-TP, les travailleurs aéroportuaires de l’EGSA à Oran, les enseignants vacataires de Tizi Ouzou, etc.

Nul ne saurait prédire les modalités que revêtiront les prochaines étapes du mouvement populaire mais les contestataires d’Algérie doivent pouvoir compter sur leurs homologues de France, et de partout ailleurs, pour élaborer la riposte commune au capitalisme autoritaire.

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