« Rassemblez-vous en mon nom », de Maya Angelou : Un roman noir

Rassemblez-vous en mon nom, de Maya Angelou, est réédité. Un portrait de femme personnel et une réflexion pointue sur les cultures noires.

Pauline Guedj  • 14 octobre 2020 abonné·es
« Rassemblez-vous en mon nom », de Maya Angelou : Un roman noir
Chez Maya Angelou (ici quatre années avant sa mort), la tragédie se mêle à l’humour, à la dérision.
© Ken Charnock/Getty Images/AFP

Souvent, il ne suffit à Maya Angelou que de quelques phrases pour résumer des livres entiers consacrés aux études africaines–américaines. Militante et écrivaine, Maya Angelou a fait de son parcours personnel une œuvre littéraire et politique. Née à Saint-Louis dans le Missouri en 1928, elle a vécu dans le sud ségrégué de l’Arkansas, dans le San Francisco des années 1940, à Harlem et au Ghana. Auprès de Martin Luther King, elle a été une figure phare du mouvement des droits civiques. Aux côtés de Malcolm X, elle est devenue un pilier du panafricanisme. Sa trajectoire est au cœur de ses livres, sept récits autobiographiques où elle dévoile son intimité, ses joies et les tragédies auxquelles elle a été confrontée, raconte son amour pour la littérature et partage des réflexions fulgurantes sur les États-Unis, la communauté africaine-américaine et la diaspora noire.

Après Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, qui reçut le National Book Awarden 1970, –Rassemblez-vous en mon nom est le deuxième volume de sa série autobiographique. Maya Angelou est ici jeune adulte et découvre la vie urbaine. Au long du texte, le livre renferme des dizaines de phrases, trésors d’acuité, qui mettent le doigt sur des réalités pourtant si complexes. Pour décrire l’euphorie de l’après-guerre, les migrations des Noirs américains du Sud vers la côte ouest, Angelou choisit d’insister sur le leurre d’une société post-raciale : «Plus besoin de préjugé racial, explique-t-elle lorsqu’elle raconte l’esprit du moment. Ne venions-nous pas tous ensemble, Noirs et Blancs, d’arracher ce qui restait des juifs à l’enfer des camps de concentration ? Le racisme était mort. Une erreur commise par un jeune pays.»

Plus tard, quand elle retrace la vie dans les enclaves noires des villes où elle s’installe, l’auteure résume à merveille la complexité duelle de ces lieux : « Dans les quartiers où le samedi soir régnaient les noctambules, les dimanches après-midi appartenaient aux gens pieux.» Enfin, quand elle retrace un de ses séjours dans le Sud, elle raconte les conditions de la ségrégation, réalité supportable uniquement si s’envisage le rêve d’un ailleurs. « Pourquoi, si les choses étaient formidables à San Francisco, j’avais refait surface dans un patelin poussiéreux de l’Arkansas ? Personne ne posa la question parce qu’ils avaient tous besoin de croire qu’un pays existait quelque part où les Nègres étaient traités comme des gens.»

Rassemblez-vous en mon nom est le récit d’une série d’embûches et d’épisodes tragiques où, pour survivre, la jeune femme est contrainte de multiplier les emplois, de se prostituer, de fuir, de laisser son enfant aux mains de femmes plus ou moins recommandables. Maya Angelou est tour à tour cuisinière, danseuse, mère maquerelle, prostituée. Elle est abandonnée par son amant, exploitée par un autre. Mais toujours, chez elle, la tragédie se mêle à l’humour, à la dérision, et la description d’une vie se double d’un recul, d’une permanente autoanalyse. Au détour d’une description dans laquelle elle évoque deux femmes excentriques californiennes, Angelou glisse une phrase clé qui permet d’appréhender son regard sur le monde : « Maquereaux et revendeurs ne les importunaient pas, preuve de la tolérance que manifeste la communauté noire à l’égard des gens qui choisissent de vivre en marge de la normale.» Angelou côtoie la marge, s’y fond parfois, mais jamais elle ne la juge et toujours replace les individus qu’elle croise dans un parcours personnel d’émancipation.

À l’occasion de la sortie du livre aux États-Unis, en mai 1974, Maya Angelou avait accordé un entretien radiophonique au célèbre journaliste Studs Terkel. Elle revenait sur certains épisodes du récit et développait ce qu’elle considérait comme la ligne directrice du livre. «La communauté noire semble irrémédiablement condamnée, expliquait-elle, et pourtant elle survit avec force, style et intelligence. »

Dans cette entreprise, Angelou pensait que les plus anciennes génér ations avaient une responsabilité. Leur vie est un témoignage : « Voici ce qui m’est arrivé quand j’étais jeune, devraient-ils raconter, et pourtant je suis toujours là et j’avance toujours. » «Il y a beaucoup de femmes et d’hommes qui ont eu des expériences similaires aux miennes, ajoutait-elle, mais ils ne le reconnaissent pas. Ainsi, les jeunes générations ne savent pas que l’on peut survivre avec de l’humour et de la passion. J’ai utilisé ce titre, Rassemblez-vous en mon nom_, une référence biblique, pour insister sur le fait que toutes ces expériences sont réunies en mon nom. Je les estampille_. »

Pour Angelou, il faut donc emmagasiner les expériences, les transformer en conscience et reconnaître leur pouvoir comme une force possible d’émancipation. Le livre est porteur d’espoir et la littérature s’accompagne immédiatement d’un projet politique. Le parcours de l’auteure est un parmi tant d’autres mais il montre une voie possible vers un accomplissement personnel et plus largement un avenir envisageable pour une communauté africaine-américaine qui, à l’heure où elle écrit, se bat contre de nombreux fantômes, drogue, ghettoïsation, pauvreté croissante. Rassemblez-vous en mon nom s’achève par un épisode fort lors duquel la jeune femme, tentée par la drogue, observe un homme en train d’en consommer. Comme un mentor, celui-ci dévoile son intimité pour mieux la convaincre de s’éloigner. « Jamais je n’y ai touché », insiste-elle au micro de Terkel. Chez Maya Angelou, tout est affaire de vécu, et elle compte sur le sien pour marquer les esprits.

Rassemblez-vous en mon nom, Maya Angelou, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse, Noir sur Blanc, 272 pages, 18 euros.

Littérature
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