Covid, le blues des Français

Après plus d’un an de crise sanitaire, la santé mentale de la population se dégrade, et de plus en plus de personnes, à bout, transgressent les règles sanitaires. Face à celles et ceux qui dénoncent une irresponsabilité, le fossé se creuse.

Patrick Piro  et  Nadia Sweeny  • 7 avril 2021 abonné·es
Covid, le blues des Français
Le chanteur HK et son groupe, les Saltimbanks, lors d’une manifestation de la CGT-Spectacle, le 19 février à Prades, dans les Pyrénées-Orientales.
© RAYMOND ROIG / AFP

C’était un poisson d’avril, mais près de 2 000 personnes n’y ont pas vu farce tant l’invitation à se retrouver pour faire la fête, dans un bois de Bruxelles, a pu leur paraître probable, voire nécessaire. Et quand bien même la page Facebook appelant au faux événement avait prévenu les participant·es de potentielles poursuites judiciaires : la Belgique est en phase de restrictions renforcées pour contrer la propagation du Covid. Sur place, la foule ne l’a pas entendu à la rigolade : la police a dû user de la force pour disperser les gens, qui protestaient contre un excès de rigueur des mesures sanitaires.

L’époque est nerveuse, et les canulars potaches du 1er avril tendent à être pris au premier degré. Deliveroo, l’entreprise de livraison de plats cuisinés à domicile, s’en est mordu les doigts. Ses clients, ce soir-là, n’ont pas trouvé fun du tout de recevoir de fausses factures très salées – 466 euros pour 38 pizzas. Commande imaginaire… Ou pas : les esprits maison qui ont concocté la blague ont fort bien pu s’inspirer d’une très réelle tendance actuelle à l’organisation de fêtes clandestines.

Apéros sauvages, cluster parties, grosses soirées entre amis, compétitions sportives non autorisées, entorses au couvre-feu… Les infractions aux restrictions ne datent pas des dernières mesures, entrées en vigueur sur tout le territoire métropolitain depuis le 3 avril, mais elles se sont notablement amplifiées depuis quelques semaines, en particulier dans l’espace public avec les premières chaleurs printanières.

Le chanteur Kaddour Hadadi, plus connu par ses initiales HK, l’a vérifié avec son groupe des Saltimbanks. Il vient de mettre un terme à sa tournée de solidarité avec les équipes artistiques qui occupent des lieux de culture, en raison de la montée « de tensions et de divisions », explique-t-il : partout où il se déplace, sa chanson « Danser encore », qui fustige le gel d’un secteur d’activité que le gouvernement considère comme « non-essentiel », provoque d’importants attroupements festifs spontanés, devenue en quelques semaines un hymne de ralliement des protestataires qui ne supportent plus les restrictions imposées par les règles sanitaires.

Lyon, Lille, Rezé…, fin mars, plusieurs villes ont été le siège de fêtes sauvages et de carnavals non autorisés, soulevant des concerts de réprobation. La plus spectaculaire de ces transgressions s’est mise en scène dans le quartier de la Plaine à Marseille, avec près de 6 500 fêtard·es hilares, pour l’essentiel jeunes et sans masque (sanitaire). Totalement irresponsable, inacceptable, scandaleux, inconscience, égoïsme, offense aux soignants : tout le registre de la condamnation sans appel a défilé dans la bouche de politiques de tous bords ainsi que de médecins, à Marseille et à Paris. Ce carnaval, dont l’histoire est retracée par un récent documentaire (1), raconte pourtant autre chose qu’une frivolité écervelée, il s’agit de la lutte d’un quartier qui tente depuis des années de préserver son âme populaire devant une gentrification rapide. Une tradition de résistance qui n’entendait pas baisser pavillon en 2021. « Tout le monde savait ici que le carnaval allait se dérouler cette année », témoigne une habitante. Les responsables risquent plusieurs milliers d’euros d’amende et une peine de prison pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Dix personnes ont été convoquées par la police. « Bon courage pour prouver quoi que ce soit, poursuit-elle. Tout s’est déroulé de manière très spontanée, dans la bonne tradition carnavalesque… »

Depuis le 15 décembre, date à laquelle le monde du spectacle a appris qu’il resterait figé sine die, le ministère de l’Intérieur a recensé près de 7 000 rassemblements interdits dans le pays (apéros, pique-nique, activités d’extérieur), dont plus de 350 d’une ampleur festive. Et quelque 500 000 procès-verbaux ont été dressés pour non-respect des mesures de restriction, alors que les préfectures ont reçu la consigne de durcir les contrôles. La vente et la consommation d’alcool ont été interdites sur la voie publique.

Selon l’institut de sondage Odoxa, 96 % des Français·es avaient considéré le premier confinement comme une bonne mesure. Un an après, l’effet de sidération a depuis longtemps laissé place à un regard de plus en plus critique sur la politique sanitaire, pavée d’incohérences, d’hésitations, de retards, de revirements et de mensonges. Début mars, à des jeunes qui s’impatientaient, Emmanuel Macron demandait de tenir encore « quatre à six semaines », avant de pouvoir relâcher en partie les contraintes. C’est le contraire qui s’est produit. Quinze jours plus tard, dans les 19 premiers départements concernés, 43 % des personnes désapprouvaient les mesures du troisième confinement – jugées trop tardives, trop contraignantes et inefficaces. Un taux d’acceptabilité qui n’a jamais été aussi bas depuis le début de la crise sanitaire, et des intentions frondeuses à un niveau record également : près de la moitié des personnes déclaraient leur intention de s’autoriser des écarts, voire de transgresser franchement. Une proportion qui culminait chez les 18-24 ans (67 %) et les 25-34 ans (62 %). Mi-janvier, une moitié « seulement » des jeunes admettait avoir déjà transgressé les règles du couvre-feu ou des confinements.

Enseignement à distance, assèchement de la vie sociale, repliement du monde professionnel… C’est dans ces tranches d’âge que s’expriment le plus fortement les sentiments de souffrance et de « perte de chance » pour sa vie. Le mode de vie s’y est notablement adapté, en particulier depuis le deuxième confinement, fin octobre, qui marque le début d’une perte sensible d’adhésion aux mesures de restriction alors que la perspective d’une sortie de crise devenait de plus en plus incertaine. « La bamboche, c’est terminé », assène en père fouettard Pierre Pouëssel, préfet du Centre-Val de Loire, pour justifier le serrage de vis du couvre-feu. Succès assuré sur les réseaux sociaux. La bamboche s’est juste adaptée, plus discrète.

« On sortait la planche de surf plusieurs fois par jour, souvent sans l’attestation, témoigne Pablo, 23 ans, qui vit en Vendée (2). Aujourd’hui, nous faisons régulièrement des soirées à une douzaine de personnes, sans trop de précautions. Ça marche à la confiance : si tu as des symptômes Covid, tu ne viens pas. Et on verra bien… Ce n’est plus le ras-le-bol désormais, mais une acceptation généralisée : on vit avec. » Pas le je-m’en-foutisme non plus. Il y a deux semaines, Valentine, 21 ans, a jugé incontournable d’aller fêter le départ d’une amie qui va poursuivre ses études à l’étranger, en dépit d’une grosse fatigue qui s’est avérée plus tard la manifestation du Covid. « Tout le monde est devenu cas contact, et l’a assumé, en se confinant pendant une semaine chez un amoureux ou à la maison, pour ne pas risquer de contaminer ses parents. » Mi-janvier, 84 % des jeunes disaient « tenir » par préoccupation pour la santé de leurs proches.

Les psychologues expliquent ces transgressions comme une nécessité pour lutter contre l’envahissement par le sentiment de détresse. Le symptôme s’est considérablement répandu, au point que la prise en compte (tardive) des indicateurs de santé mentale de la population a provoqué une inflexion notable de la politique sanitaire. Fin janvier, le gouvernement optait pour des mesures territorialisées et plus souples que fin octobre, alors qu’un reconfinement dur semblait imminent.

Après une année de planète sous Covid, les spécialistes ont identifié l’émergence d’une « fatigue pandémique », suscitée par la combinaison de la crainte de la maladie, pour soi et ses proches, du poids des mesures sanitaires et des conséquences pour sa vie (sécurité économique, lien social, perspectives). Fatigue, anxiété, insomnies, apathie, jusqu’à la dépression et même idées suicidaires : les consultations chez les psychologues sont en hausse de 27 % depuis octobre. Et 16 % des généralistes déclaraient, fin 2020, plus de 50 % d’augmentation des demandes de soins pour stress, troubles anxieux ou dépressifs par rapport à l’avant-épidémie. L’isolement par la fermeture des facultés (3) et la vie dans de petites chambres universitaires génère une importante détresse psychologique dont les signes étaient détectés chez 60 % des étudiant·es dans une enquête conduite à Rennes en décembre dernier. Et pour 23 %, il s’agit de symptômes de dépression.

La détresse psychologique explose aussi dans le monde du travail. De décembre à mars, le cabinet Empreinte humaine a vu passer de 21 % à 36 % le taux des dépressions nécessitant un traitement. En cause : l’isolement, qu’alimente le télétravail dans la durée, et le sentiment courant de travailler en mode « crise ». Quant aux personnes qui fréquentaient déjà les services psychiatriques, le climat Covid aggrave généralement leur état, constate Éric Chartol, psychiatre de secteur et en centre médico-psychologique (CMP) dans le Val-de-Marne. « Ça va des conséquences psychologiques directes à des perturbations induites par la perte d’activité ou les difficultés logistiques de nos services désorganisés par le Covid. »

Et puis il y a toutes les personnes qui passent sous les radars statistiques. Karine, mère sans emploi de 48 ans, élève seule trois enfants en Seine-Saint-Denis, et n’a d’autre ressource, percluse d’angoisse, que de faire le dos rond, alors qu’elle ne sait pas si elle pourra payer le loyer, la nourriture… et Internet, indispensable. « Le bâtiment est vieux, et la fibre fonctionne très mal. Pour que les enfants puissent continuer à étudier à distance, je partage la connexion de mon téléphone. Ça me coûte plus de 100 euros sur moins de 1 000 euros de rentrées par mois… »

Fatou, dans le même département, est entrée en dépression. Elle ne s’en sort plus avec son jeune fils, affecté par un handicap qui nécessite une attention constante. La fermeture des écoles l’angoisse fortement, personne ne répond au téléphone au CMP. En télétravail, elle culpabilise envers son employeur. Quand elle sort pour faire prendre l’air à son fils, elle emporte son ordinateur portable pour travailler. « Nous, les mamans seules, on va péter un câble. D’autant plus qu’à rester tout le temps chez nous, les factures d’électricité et d’eau explosent ! On nous a dit “vous pouvez encore partir, pour le week-end de Pâques”. Mais je n’ai nulle part où aller et pas d’argent pour payer des vacances ! »

Alors qu’une partie du pays arrive au bout du rouleau, on apprenait, dimanche dernier, qu’une élite parisienne dorée prenait largement ses aises avec la vie rabougrie imposée par les règles sanitaires. Une caméra cachée de la chaîne M6 pénètre dans un restaurant clandestin huppé qui ne désemplit pas, avec menu jusqu’à 490 euros et port du masque banni, puis piège l’organisateur de repas de luxe dans le somptueux palais Vivienne. Il s’agit du collectionneur d’art, Pierre-Jean Chalençon, qui se vante d’y participer « deux à trois fois par semaine, avec un certain nombre de ministres. On est encore en démocratie, on fait ce qu’on veut ». Ce n’est pas un poisson d’avril, et une enquête a été immédiatement ouverte. À la tête du gouvernement, on doit brûler des cierges pour qu’il s’agisse d’une fanfaronnade.

(1) La Bataille de la Plaine, de Sandra Ach, Nicolas Burlaud et Thomas Hakenholz.

(2) Certains prénoms ont été changés.

(3) Réouvertes un jour par semaine depuis février.