Yelli Yelli : Odes à la Kabylie

Distillant un folk vibrant, le duo Yelli Yelli sort son deuxième album, imprégné de la rencontre d’Émilie Hanak avec l’Algérie de ses racines.

Jérôme Provençal  • 28 avril 2021 abonné·es
Yelli Yelli : Odes à la Kabylie
À travers Yelli Yelli, Émilie Hanak explore des émotions musicales enfouies.
© Smith

Entité musicale hybride, Yelli Yelli a pris vie en 2015 sous l’impulsion de l’auteure–compositrice-interprète Émilie Hanak. Ayant entamé son parcours de musicienne au mitan des années 2000, celle-ci œuvrait auparavant sous le pseudo Milkymee dans un registre folk-rock (en anglais) proche de Cat Power. Arrivée à la trentaine, après plusieurs disques et une BO (pour le film Domaine de Patric Chiha avec Béatrice Dalle), elle a ressenti le besoin de partir vers un nouveau projet.

À la même période, l’artiste a commencé à se pencher de plus près sur ses racines kabyles. Si sa mère est née à Paris, pendant la guerre d’Algérie, ses grands-parents maternels sont originaires de Kabylie, son grand-père venant d’un petit village près de Béjaïa et sa grand-mère de Tizi-Ouzou. Né en France également, son père a, quant à lui, une ascendance tchèque.

Si, étant née à Créteil et ayant grandi à Maisons-Alfort, Émilie Hanak apparaît comme une pure graine de la région parisienne, elle porte ainsi néanmoins en elle une belle diversité culturelle – comme tant d’autres Français. Ni elle ni ses frères ne prennent vraiment conscience de cette diversité durant leurs jeunes années, leurs parents ne parlant pas ou guère de leurs racines. Dans la vie quotidienne de la famille, l’empreinte kabyle transparaît pourtant via deux choses : la musique et la nourriture.

« Avec le recul, les airs kabyles qui ont bercé mon enfance me semblent avoir joué un rôle essentiel dans le développement de ma sensibilité musicale, confie Émilie Hanak. Je crois même qu’ils se trouvent à l’origine de ma passion pour la musique. Je ne comprenais pas ce que ces chansons racontaient mais j’étais tout à fait capable de les chanter en yaourt berbère. J’avais le sentiment qu’il s’agissait de trésors n’appartenant qu’à moi. Les paroles, dont le sens m’échappait, m’apparaissaient comme des hiéroglyphes poétiques. »

La jeune femme s’attache aujourd’hui à révéler sa part kabyle à travers Yelli Yelli. Pour donner forme au projet, elle s’est associée à Piers Faccini, précieux songwriter anglo-italien installé en France, au cœur des Cévennes, depuis près de vingt ans. L’idée initiale consistait à faire des reprises de chansons kabyles mais le duo s’est vite lancé dans la conception de morceaux originaux. Tous deux composent ensemble la musique et Émilie Hanak se charge des paroles – en français, en anglais et en kabyle. Elle a appris cette dernière langue en travaillant à distance avec un professeur en Kabylie. « Je pense que mon accent kabyle est tout pourri », avoue-t-elle en riant, mais elle l’assume comme un trait de son identité plurielle (elle parle par ailleurs très bien l’anglais et le suédois) plutôt que de le subir comme un complexe.

En 2015 paraît un EP inaugural (Yelli Yelli), qui contient quatre morceaux (dont le splendide « Yemma »), puis en 2016 un premier album (Terre de mon poème), qui reprend les morceaux de l’EP et en ajoute huit nouveaux. Captivant, l’ensemble creuse le singulier sillon d’une musique folk hybride, sans attaches fixes, imprégnée d’une profonde coloration kabyle.

« Le premier album a été construit sur une image fantasmée de l’Algérie, que je ne connaissais absolument pas, précise Émilie Hanak. En revanche, j’ai éprouvé le désir d’aller là-bas dans la perspective du deuxième album. Un voyage ne peut évidemment pas suffire pour connaître un pays, mais je pensais que ce serait vraiment intéressant de se confronter à une réalité concrète. »

Accompagnée d’un de ses frères, la jeune femme part ainsi en Algérie fin 2018, pour la première fois de sa vie. Lui permettant de rendre visite à des tantes et des cousines avec lesquelles elle n’avait encore jamais été en contact, ce séjour l’amène aussi à nouer des amitiés et à faire des découvertes musicales, notamment dans la foisonnante scène hip-hop locale. Sur place, elle glane aussi de nombreux sons d’ambiance ou de rue, intégrés par la suite à l’album.

« Je me sentais vraiment heureuse, enthousiaste d’être là-bas, raconte Émilie Hanak. Je me baladais comme un fennec fou à travers les rues d’Alger [rires]. J’ai adoré la ville dès que j’y ai posé les pieds. C’est une sorte de Marseille inversée, avec des couleurs vives partout et les potards au maximum [rires]. C’était juste avant le Hirak de 2019, on percevait un bouillonnement intense. »

Amorcé en 2017, le deuxième album a été achevé fin 2020 – soit un processus créatif plus long que la moyenne, la pandémie de Covid-19 n’ayant évidemment pas aidé à accélérer la cadence… Comme pour les disques précédents, les morceaux ont été enregistrés dans le home-studio cévenol de Piers Faccini, au milieu de la nature. Cette fois, le duo s’est mué en trio : effectuant sa part de travail dans son studio parisien, Chloé – figure phare de la scène électro française – est intervenue en fin de processus pour apporter de discrètes mais pénétrantes touches d’électronique.

Toujours aussi délicate et envoûtante, la musique de Yelli Yelli paraît gagner encore en relief sur ce nouvel album, intitulé La violence est mécanique. Il contient douze morceaux, dont l’incantatoire « Liberté » et le vibrant « 17/10/61 », évocation de la terrible répression meurtrière par la police française d’une manifestation d’Algériens le 17 octobre 1961 à Paris. Sans afficher d’intentions ouvertement politiques, Émilie Hanak exprime avec Yelli Yelli une fervente prise de position artistique sur les questions de l’identité et du dialogue entre les cultures. Très intime et personnelle, sa musique se pare ainsi d’une puissante résonance universelle.

La violence est mécanique, Yelli Yelli, Crybaby, yelliyelli.bandcamp.com

Musique
Temps de lecture : 5 minutes