Sleeping Giants : Couper les vivres aux vecteurs de haine

Les militants de Sleeping Giants interpellent les entreprises qui diffusent leurs publicités dans des organes proches de l’extrême droite, en jouant sur leur image de marque.

Nadia Sweeny  • 7 juillet 2021 abonné·es
Sleeping Giants : Couper les vivres aux vecteurs de haine
Manifestation le 4 septembre 2020 à Paris, pour dénoncer la publication par Valeurs actuelles du récit mettant en scène la députée Danièle Obono en esclave.
© Thomas SAMSON / AFP

B onjour LEGO Group, avez-vous vu votre publicité sur le site de Valeurs actuelles ? Savez-vous que ce média, déserté par les annonceurs, a été condamné pour provocation à la haine raciale et qu’un autre procès est en cours ? Sûrement pas des “valeurs” à inculquer aux enfants… » Les messages postés sur les réseaux sociaux par les -Sleeping Giants – « les Géants endormis » – sont tous construits sur ce modèle interrogatif. Avec un ton bienveillant mais très explicite, ce collectif citoyen de lutte contre les discours de haine alerte chaque entreprise dont la publicité apparaît sur des médias vecteurs de tels discours.

Car, sur Internet, les annonceurs achètent à des régies des espaces publicitaires par volume, sans savoir exactement où va atterrir leur réclame et à quel contenu elle sera associée. Une fois avertie, l’entreprise est donc invitée à se positionner et, par conséquent, à assumer d’être sciemment associée au contenu ou à décider de s’en écarter. L’immense majorité choisit la seconde option. Progressivement, les médias visés se vident de leurs annonceurs et se voient donc privés d’une manne financière.

Nés aux États-Unis dans la foulée de l’élection de Donald Trump, les Sleeping Giants – collectif « bénévole, anonyme et informel » selon Daniel, l’un des cofondateurs de la branche française, ouverte en 2017 – se vantent d’avoir fait déserter 1 700 annonceurs de sites et de chaînes TV véhiculant des « discours de haine, xénophobes, misogynes ou homophobes qui ont fleuri dès l’élection de Donald Trump ». Leur première cible : Breitbart News, chaîne d’extrême droite dirigée par Steve Bannon, conseiller stratégique du président Trump. Kellogg’s annonce son retrait, de même que BMW, le gouvernement canadien… La campagne est un succès.

En France, le collectif s’attaque principalement à Boulevard Voltaire, France Soir, Paris Première – la chaîne accueillant Éric Zemmour –, CNews et, en 2019, à l’hebdomadaire Valeurs actuelles, condamné pour incitation à la haine envers les Roms.D’après le magazine Capital, le journal d’extrême droite a perdu près de 60 annonceurs, dont une quarantaine assument publiquement leur départ : Coca-Cola, But, Carrefour, Lidl, Asus, PSA Banque, etc. Une « campagne de sabotage industriel », dénonce l’hebdo, qui tente de faire contre-feu avec un éphémère « mur de la honte » publié sur le Web, sur lequel il épingle les marques qui le fuient. Sans succès. Les désertions continuent.

Contrecoup de pub

Aux côtés de la chaîne CNews, Valeurs actuelles annonce avoir porté plainte contre les Sleeping Giants, via un courrier transmis le 4 juin au procureur de la République. Plus d’un mois après, le parquet de Paris dit n’en avoir aucune trace. Serait-ce une dérisoire tentative de contrecoup de pub ? Le journal prétend pourtant y dénoncer « des faits de discrimination, à raison des opinions politiques, et de nature à entraver l’exercice normal d’une activité économique ». 

Les discours de haine sont-ils des opinions politiques comme les autres ? En 1997, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (1) les a définis ainsi : « toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethno-centrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration ». Difficile de ne pas y déceler la ligne éditoriale de Valeurs actuelles, illustrée par ses unes aux titres éloquents : « Naturalisés : l’invasion qu’on cache », « La conquête islamique », « L’invasion des mosquées », « Roms : l’overdose »(2), etc. En 2004, le même Comité des ministres du Conseil de l’Europe (3) rappelle encore que ces opinions ne relèvent pas de la liberté du discours politique…

Boycott indirect

Cela n’empêche pas ces médias de trouver dans les réseaux politiques des soutiens de taille. Le 1er juin, Florian Bachelier, député LREM d’Ille-et-Vilaine, transmet une question au gouvernement relative à la « censure exercée par les “Sleeping Giants” ». Le questeur de l’Assemblée nationale y reprend tous les arguments des médias visés, jumelant les actions des Géants endormis à celles de l’association de défense des animaux L214, « dont les méthodes se résument à faire pression sur les entreprises et certains médias nationaux en menaçant de détruire leur image ». Une image qui n’aurait donc rien à voir avec la réalité…

Dans son texte, le député, qui n’a pas donné suite à notre sollicitation, contribue aussi à véhiculer une fausse information, reprise par le directeur de publication de Valeurs actuelles, Erik Monjalous, auprès de l’AFP : « L’appel au boycott est totalement illégal. » C’est faux. En juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé en condamnant la France pour avoir illégalement interdit la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions), appel à boycotter les produits israéliens.

Notre cible n’est pas l’expression des discours de haine, mais son financement par des acteurs non informés et non consentants.

Mais, pour les Sleeping Giants, peu importe, car leur action ne relève pas du boycott, mais de l’exercice de la liberté commerciale. « Notre cible n’est pas l’expression des discours de haine, mais son financement par des acteurs non informés et non consentants, se défend Daniel. Il s’agit d’une action d’alerte, d’information et de responsabilisation du secteur de la publicité. Nous ne censurons rien. Si la ligne éditoriale d’un média s’avère être un repoussoir pour tous les annonceurs publicitaires, la faute n’est pas celle du messager qui les en alerte. Le financement par la publicité n’est pas un droit. Une entreprise qui choisit ses fournisseurs ne “boycotte” pas : elle exerce sa liberté commerciale. »

Levent Acar, cofondateur d’I-Boycott, plateforme collaborative de soutien à une consommation responsable, qualifie tout de même les actions des Sleeping Giants de « boycott indirect : la cible visée n’est pas celle qu’on veut boycotter. Mais c’est la technique de boycott la plus efficace, car elle ne demande aux entreprises “financeuses” qu’un changement minime et rapide. Les entreprises veulent gagner des clients, pas égratigner leurs marques ». En réalité, si Valeurs actuelles et CNews voulaient réellement aller au bout de leur positionnement de « discriminés » – un comble ! –, ne devraient-ils pas se retourner contre ceux qui quittent leur navire -publicitaire ?

C’est ce que l’hebdomadaire a tenté de faire contre son ancienne régie lorsque celle-ci a rompu leur contrat, choquée par la publication, fin août 2020, du récit mettant en scène la députée Danièle Obono (LFI) en esclave. L’entreprise Taboola, qui commercialisait la majorité des espaces de pub du site de Valeurs actuelles, a dénoncé un texte « ouvertement raciste », contraire à ses valeurs et en violation du contrat commercial signé, interdisant tout « contenu conçu pour promouvoir la haine de tout groupe social basée sur l’ethnie, la race, la religion, l’orientation sexuelle, le statut de genre ou transgenre, ou conçu pour harceler, offenser, choquer, ou causer ou favoriser un préjudice à tout individu ». La bataille -judiciaire a donné raison à Taboola. Le départ de la régie a amputé l’hebdomadaire du tiers de ses revenus publicitaires.

Puissance du consommateur

« 64 % des consommateurs ont une mauvaise opinion des marques qui apparaissent à côté d’un contenu douteux. C’est pourquoi la “sécurité de la marque” (4) est devenue une problématique majeure dans la publicité », explique Harriet Kingaby, cofondatrice du CAN (Conscious Advertising Network – Réseau publicitaire conscient), créé à Londres en 2018. Son objectif : faire avancer les industries de la communication vers une meilleure prise en compte des problématiques sociétales, dont la lutte contre les discours de haine. « Plus de 215 millions d’euros de revenus publicitaires financent chaque année des sites extrémistes et de désinformation en ligne, renchérit-elle. S’ils ne sont plus rentables, cela découragera la production de ce genre de contenu. La plupart des gens ne veulent pas vivre dans un monde de haine avec une culture de la guerre, et très peu de marques veulent être perçues comme soutenant cela. »

Si, pour une marque, l’image de l’engagement favorise le business, elle n’évite cependant pas les contradictions. L’un des plus grands groupes de communication au monde a rejoint, au mois d’avril, les 125 membres du réseau CAN : Havas Media Group. Dirigé par Yannick Bolloré, fils de Vincent, Havas est l’un des frères du groupe Canal+ au sein de l’empire familial. Canal+, détenteur de CNews et par conséquent plateforme pourvoyeuse de discours de haine. « Havas Media Group et Canal partagent une société mère, mais opèrent en toute indépendance et avec divers mécanismes pour garantir cette indépendance », défend Harriet Kingaby, qui précise tout de même que la branche française d’Havas Media a été conviée à quitter le CAN en mai,car l’entreprise ne respectait pas les engagements du réseau…

Le groupe de communication semble s’offrir une cure d’image de marque engagée au moment même où, dans l’une de ses études annuelles (5), il alerte sur la perte de confiance des consommateurs dans les entreprises : seuls 34 % les considèrent de bonne foi, 71 % pensent qu’elles ne tiennent pas leurs promesses et 73 % affirment qu’il serait temps qu’elles agissent pour le bien de la société… Les marques sont bousculées par la génération Z – les personnes nées entre 1995 et 2010 –, particulièrement attentive à « la réduction des inégalités » et qui « aime davantage les marques qui prennent des initiatives sur les questions sociales et embrassent la diversité », lit-on dans le résumé du rapport.Rien qui devrait arranger les revenus publicitaires de Valeurs actuelles et de CNews…

(1) Recommandation n° R (97) 20, « Du Comité des ministres aux États membres sur le “discours de haine” », Conseil de l’Europe, Comité des ministres, 30 octobre 1997.

(2) Une qui vaudra à Valeurs actuelles une première condamnation pour incitation à la haine raciale.

(3) « Déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias », adoptée par le Comité des ministres, le 12 février 2004.

(4) « Brand safety » : ensemble de mesures visant à protéger l’image et la réputation des marques du préjudice d’un contenu douteux ou inapproprié lors de la publicité en ligne.

(5) « Meaningful Brands 2021 d’Havas Group : le rapport alerte sur la menace d’un cynisme croissant », havasmediagroup.com, 26 mai 2021.