Accidents industriels : Un cocktail de risques toujours explosif

Vingt ans après AZF et deux ans après Lubrizol, les leçons n’ont pas été tirées par les autorités, estime un collectif qui se mobilise pour organiser l’autodéfense de la population.

Vanina Delmas  • 22 septembre 2021 abonné·es
Accidents industriels : Un cocktail de risques toujours explosif
© Eric Cabanis/AFP

Il y a vingt ans, le 21 septembre 2001, à 10 h 17, un hangar de l’usine AZF de Toulouse contenant 300 tonnes de nitrate d’ammonium explosait. La catastrophe a fait 31 morts et 22 000 blessés. Dans la nuit du 26 septembre 2019, un incendie se déclarait dans l’usine chimique Lubrizol, à Rouen. Un gigantesque panache de fumée noire s’est étendu sur 22 kilomètres, des odeurs nauséabondes ont perduré pendant plus d’un an. Aucune victime mais, deux ans plus tard, les habitant·es s’inquiètent des conséquences de l’accident sur leur santé et l’environnement.

La mémoire collective française a été marquée par ces actualités, mais celles-ci masquent de nombreux autres accidents dans le monde calfeutré de l’industrie. Selon le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi), le nombre d’accidents sur les sites industriels classés a augmenté de 34 % en France entre 2016 et 2018. En 2019, il y a eu 1 098 accidents industriels (incendies, explosions, pollutions des eaux, des sols ou de l’air), que ce soit dans des usines, des entrepôts logistiques, des ports, des exploitations agricoles…

Et encore, ces chiffres ne concernent que les sites surveillés et les incidents que les entreprises déclarent. Or, dans l’Hexagone et en outre-mer, il y a 500 000 installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Et seules 41 000 sont soumises à une réglementation et à des inspections. « Que font nos dirigeants pour protéger la population ? Au lieu d’agir, ils organisent le laisser-faire en détricotant le droit de l’environnement et en supprimant des moyens humains qui le rendent effectif. En dix ans, ce sont 10 000 contrôles en moins qui ont été pratiqués sur des sites dangereux. Quant aux pompiers, ils sont à l’os », témoigne Paul Poulain, spécialiste des risques industriels et de la sécurité incendie, dans son livre Tout peut exploser (1).

Des installations vieillissantes, l’opacité entretenue par les industriels et les autorités, les services des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) en manque d’effectifs et d’indépendance, un recours massif des entreprises à des sous-traitants encore moins contrôlés, les sanctions dérisoires à l’encontre des industriels même en cas d’accident… Ce cocktail explosif ne peut qu’engendrer une prise de risques croissante et une méfiance décuplée parmi les citoyen·nes. Selon le baromètre « sécurité des Français » de l’institut Odoxa – réalisé en octobre 2019, à la suite de l’incendie de Lubrizol –, « après le risque nucléaire, les Français s’inquiètent essentiellement des installations chimiques (17 %) ainsi que du transport de matières dangereuses (6 %) » et « 90 % des Français se sentent mal informés sur les risques des installations chimiques ». Même si les industries sont présentes sur tout le territoire, leur implantation est très souvent voisine de quartiers populaires ou d’aires d’accueil pour les gens du voyage…

500 000 installations dangereuses existeraient en France. Seules 41 000 sont soumises à des inspections.

La culture du risque n’existe quasiment pas en France, et ce depuis plusieurs siècles. Dans son livre, Paul Poulain raconte comment s’est fabriquée l’impunité industrielle au détriment des alertes citoyennes entre le XVIIIe et le XIXe siècles. Mieux, il détricote plusieurs mythes : l’explosion de la poudrerie de Grenelle en 1794 aurait suscité chez les élites une prise de conscience des risques industriels, et l’État aurait pris un décret en 1810 pour réglementer les industries et ainsi -protéger la santé de la population. Cette institutionnalisation de la question a surtout déroulé le tapis rouge aux industriels de la chimie et de la métallurgie, aux politiques et aux grands patrons au sein de comités d’experts où les conflits d’intérêts étaient éclatants. Un système qui perdure. À l’inverse, sous l’Ancien Régime, c’étaient les riverains des usines qui alertaient en cas d’odeurs, de fumées ou de vapeurs suspectes, puis la police locale et la justice enquêtaient et pouvaient ordonner l’arrêt de l’activité nocive.

Aujourd’hui, certains groupes de militant·es tentent de rattraper le temps perdu pour ne plus laisser ce sujet hautement inflammable entre les seules mains des autorités. C’est le cas du collectif Notre maison brûle, lancé en septembre 2020 à la suite de l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, qui se présente comme une « plateforme d’autodéfense populaire face aux dangers industriels ». « Nous vivons dans une société du danger permanent, mais il est primordial de savoir se défendre face à ces risques omniprésents. S’informer est la base de cette autodéfense populaire. Nous ne voulons plus que les habitants se retrouvent démunis face à l’administration et à sa communication hasardeuse et partielle, comme lors de l’incendie de Lubrizol. C’est essentiel d’être capable de réagir, d’opérer un soutien médiatique, de créer des liens avec des personnes ressources », explique George, du collectif Notre maison brûle.

Une veille médiatique – surtout de la presse locale – a été mise en place, ainsi qu’un réseau d’information par région via le réseau social Telegram. Des ateliers d’éducation populaire ont été organisés dans certains départements où la concentration de risques est évidente, comme en Loire-Atlantique ou en Gironde. Un travail de fourmi a permis de créer une cartographie collaborative recensant un maximum de sites dangereux, et pas seulement les plus surveillés répertoriés sur le site gouvernemental Géorisques, ainsi que les différents types d’accidents qui ont eu lieu entre septembre 2020 et janvier 2021 (2). Mais le collectif a dû ralentir son activité par manque de moyens financiers et humains.

Pour vaincre cette ignorance nocive, tous les pans de la société doivent contribuer : l’État et les industries, en misant sur une réelle transparence et en offrant une formation aux élus locaux et aux travailleurs, les habitant·es, en devenant des vigies, les médias, en enquêtant, les associations écologistes, en s’emparant du sujet… « Il n’y a malheureusement pas assez de culture militante autour des risques industriels, c’est un angle mort dans beaucoup d’ONG écologistes, car le dialogue avec les syndicats n’est pas toujours simple, et le sujet de la santé au travail reste un tabou, analyse George. Or ces activités dangereuses sans cesse valorisées et tout ce qui en découle sont bien au cœur de la société capitaliste. »

(1) Tout peut exploser. Enquête sur les risques et les impacts industriels, Fayard, 300 pages, 20 euros.

(2) Observatoire des violences industrielles, gogocarto.fr

Théâtre
Temps de lecture : 6 minutes