Aurélie Trouvé : « Le caractère autoritaire du capitalisme nous rassemble »

La porte-parole d’Attac Aurélie Trouvé détaille dans un livre les axes d’union entre les luttes sociales, écologiques et démocratiques. Et fait l’éloge des nouvelles radicalités.

Vanina Delmas  • 1 septembre 2021 abonné·es
Aurélie Trouvé : « Le caractère autoritaire du capitalisme nous rassemble »
© Emilie Martins de Carvalho

Bâtir le monde d’après : cette idée est dans tous les esprits depuis la crise sanitaire. Mais ses contours diffèrent selon les méninges qui l’imaginent : argument marketing opportuniste, slogan politique creux, revendication militante plus ou moins brumeuse… Pour Aurélie Trouvé, économiste et porte-parole d’Attac, ce besoin de penser le « monde d’après » ne date pas d’hier et n’a rien de flou. Depuis sa découverte du mouvement altermondialiste en rejoignant Attac Campus en 2002, elle n’a cessé de militer contre la mondialisation effrénée, la montée de l’extrême droite, et pour l’instauration d’une justice sociale et écologique.

Le Bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive Aurélie Trouvé, La Découverte, 168 pages, 13 euros. En librairie le 9 septembre.

Dans son livre Le Bloc arc-en-ciel, Aurélie Trouvé s’appuie sur son expérience d’activiste et ses observations du monde militant et de la gauche politique pour prôner l’alliance entre luttes amies qui assument un discours et des actions radicalement anticapitalistes. Entre deux interventions à l’université d’été de La France insoumise et à celle des mouvements sociaux, elle nous a accordé un entretien pour détailler comment profiter du bouillonnement des mouvements sociaux pour faire vaciller ce « néolibéralisme [qui] agonise dans ses contradictions ». Car elle en est sûre : « Le moment est venu de passer des résistances à l’offensive, de reprendre le casse-tête de la lutte pour le pouvoir et l’émancipation. »

Pourquoi avoir choisi cette expression du « bloc arc-en-ciel » comme titre et comme ligne à suivre ?

Aurélie Trouvé : Cela fait d’abord référence à la Rainbow Coalition (la Coalition arc-en-ciel) expérimentée à la fin des années 1960 à Chicago. Elle rassemblait les Black Panthers (mouvement de libération des Noirs), les Young Patriots (mouvement pour les migrants blancs et pauvres du sud des États-Unis) et les Young Lords (mouvement pour les Latinos). C’était une coalition entre des mouvements se battant contre la ségrégation raciale et la ségrégation sociale. Et si elle pouvait paraître modeste, elle a réussi à faire trembler la bourgeoisie capitaliste de l’époque. Cela montre que des alliances de dominés peuvent se constituer, être gagnantes, et qu’elles ont tout intérêt à se construire pour peser davantage face à l’ordre dominant.

Ce n’est pas une superposition de revendications, c’est une mise en cohérence pour une critique radicale du système.

La deuxième idée du bloc arc-en-ciel est plus contemporaine : il s’agit de conjuguer le rouge des traditions syndicales et communistes, le vert des mobilisations écologistes, le jaune en référence aux gilets jaunes mais plus largement aux insurrections populaires et aux mouvements pour la démocratie réelle, ainsi que le violet du féminisme, le multicolore des mobilisations à la fois LGBTQ+ et antiracistes. Il ne s’agit pas de calquer des expériences passées mais bien de s’en inspirer : elles partent de cultures, de revendications et de collectifs militants très différents mais qui sont parvenus à s’allier car tous ont le même adversaire : le capitalisme, ses évolutions et son système d’exploitation multiforme.

Est-ce que le collectif Plus jamais ça, lancé en janvier 2020 (lire par ailleurs), représente une partie de cet arc de forces rêvé ?

L’essence du bloc arc-en-ciel réside finalement dans la solidarité et un soutien indéfectible entre luttes amies, sans nier la spécificité de chacune. Le collectif Plus jamais ça est une alliance inédite qui permet de porter des revendications concrètes articulant les préoccupations sur les fins de mois et celles sur la fin du monde. Et il intègre la radicalité des mouvements syndicaux sur les questions de partage des richesses, de défense du travail, mais aussi la radicalité d’Attac sur les questions de lutte contre les multi-nationales ou celle des mouvements écologistes qui prônent un changement des manières de produire et de consommer. Ce n’est pas juste une superposition de toutes ces revendications, c’est une mise en cohérence pour une critique radicale du système et la proposition d’une rupture écologique, sociale et démocratique.

La radicalité est donc une pierre angulaire des stratégies militantes aujourd’hui…

J’ai observé ces derniers temps un certain dynamisme et une certaine créativité, avec une diversité tactique incroyable, par exemple dans le mouvement des retraites en 2019-2020 (manifestations syndicales, mais aussi « Rosies », blocages, piquets de grève, jets de robes -d’avocat…). Aujourd’hui, plusieurs mouvements se disent aussi antisystème et relient leur lutte à d’autres. Quand les féministes clament « Nous sommes fortes, nous sommes fières, radicales et en colère », elles remettent en cause les racines du système et sont dans une critique du système. Idem pour le climat avec le slogan « Changeons le système, pas le climat ». Nous avons besoin de rallier ces radicalités, de les respecter, de ne pas les édulcorer pour devenir majoritaires. C’est pour cela que je parle de stratégie radicale et inclusive.

Est-ce que votre livre et le plan de rupture rédigé par Plus jamais ça ont vocation à peser dans les débats avant la présidentielle ?

Nous n’avons pas encore discuté entre nous des modalités concrètes pour peser dans le débat des mois à venir, mais il est clair que cela ne s’arrête pas à 2022. Ce plan représente aussi une base pour toutes nos mobilisations. Par exemple, pour celle contre la réforme de l’assurance-chômage qui va arriver : on parle de la manière dont on perçoit le revenu et une protection sociale pour toutes et tous. Ou la manière dont on conçoit la lutte contre le chômage, qui passe par la création de millions d’emplois et par le partage du temps de travail. Ce plan de rupture et les réflexions autour sont très importants, parce que cela amène des organisations à se positionner sur des sujets moins habituels pour elles, comme Greenpeace sur la notion de travail, ou la CGT sur les questions écologiques. Quand Attac a fait son action lors de la réouverture de la Samaritaine et au siège de LVMH pour dénoncer l’enrichissement des milliardaires pendant la crise sanitaire, les médias m’ont interrogée sur les potentiels désaccords avec les syndicats. Grâce à la coalition Plus jamais ça, j’ai pu répondre que trois syndicats (Solidaires, CGT, FSU) étaient en total accord avec nos revendications. C’est un symbole très puissant.

Vous soulignez que le néolibéralisme est en crise, pourtant il continue de triompher, au moins sur le plan politique. Voyez-vous tout de même des déclics dans les mouvements sociaux ?

La crise sanitaire a mis en évidence les contradictions du système actuel : il est clair que ce n’est pas seulement une crise sanitaire, mais une crise du système que nous vivons. Celle-ci n’aurait jamais été aussi importante si les hôpitaux publics avaient eu plus de moyens, si les flux commerciaux et notre dépendance aux marchés internationaux étaient moindres, notamment pour les médicaments, les tests, les vaccins… Plus le capitalisme s’enfonce dans ses contradictions, plus il exploite le travail et le vivant. Je pense que cela a accéléré la prise de conscience de la nécessité de sortir de ce système et les convergences pour trouver des alternatives.

La question des libertés publiques est une pierre angulaire de ces convergences.

Aujourd’hui, on ne peut plus réfléchir au partage des richesses et aux questions sociales sans intégrer la dimension écologique : comment changer les modes de production et de consommation. Ces dernières années, certaines alliances ont émergé, par exemple entre le mouvement climat et les gilets jaunes – même si c’est resté relativement faible. Dernièrement, des organisations de défense des droits humains, des journalistes, des familles de victimes de violences policières venant essentiellement des quartiers populaires se sont mobilisés ensemble contre la loi de « sécurité globale ». En vingt ans de vie militante, je n’ai jamais vu ça. La question des libertés publiques est une pierre angulaire de ces convergences, car plus le système capitaliste et les dirigeants souhaitent imposer la casse économique et sociale, plus ils ont besoin d’étouffer les libertés et de diviser la population par le racisme. Tous les mouvements comme Attac, les syndicats et les écologistes sont obligés de s’engager pour les libertés publiques, sinon leurs propres voix sont étouffées par la répression.

Cette année, nous avons connu une expression assez crue de l’autoritarisme à travers la loi de « sécurité globale », le nouveau schéma de maintien de l’ordre, l’état d’urgence sanitaire permanent, la loi sur le « séparatisme », et aujourd’hui le passe sanitaire… L’exacerbation du caractère autoritaire du capitalisme nous conduit à nous mobiliser ensemble.

Votre livre met en lumière plusieurs paradoxes, notamment celui-ci : les mouvements sociaux ont repris du poil de la bête ces dernières années, mais il n’existe pas de débouché politique à gauche satisfaisant. Comment sortir de ce qui ressemble à une impasse ?

Aujourd’hui, nous n’avons pas de gauche écologique radicale qui laisse penser qu’elle pourra s’imposer clairement aux prochaines élections. Du moins pour l’instant. Il faut garder en tête qu’il y a un certain rejet de la politique au sens électoral du terme par un grand nombre de citoyens, on le voit avec les taux d’abstention. Il faut s’interroger sur la manière de redonner envie à ceux qui ont des idées de gauche et écologistes de voter à gauche. Car ces idées de gauche et d’écologie radicale sont en fait très présentes dans la société.

Côté militant, la diversité des tactiques (occupations, manifestations, actions juridiques…) a permis d’obtenir de petites victoires stimulantes. Outre la convergence des dominés par des luttes radicales, il faut irriguer le champ politique de ce dynamisme. Avant même de réfléchir à un nouvel instrument politique, il faut repenser les rapports entre mouvements sociaux et partis politiques. Côté mouvements sociaux, sortir de l’idée que les partis politiques et le pouvoir, c’est mal, et se rendre compte qu’il est nécessaire qu’une gauche écologique arrive au pouvoir pour porter toutes ces idées ! Il faut donc se sentir concerné par ce qui se passe au niveau du pouvoir et, par conséquent, au niveau des élections. Quant aux partis politiques, ils doivent cesser de penser qu’on aura une gauche écologique au pouvoir sans les mouvements sociaux ! Ils doivent au contraire s’appuyer dessus, travailler avec eux, mais sans mépris et sans instrumentalisation.

À quoi ressemble le projet de société alternatif que vous imaginez ?

Il se construit grâce à trois grands leviers. D’abord, une planification écologique et sociale. Pour sortir de la crise écologique et sociale, nous avons besoin de penser créations d’emplois, investissements-désinvestissements et mesures de rupture sur le long terme. Tout ce que le marché est incapable de faire. Je pense quand même que l’État national est le seul aujourd’hui qui puisse impulser et coordonner cette planification, mais en associant et en donnant du pouvoir – et même avec une forme de décentralisation – aux collectivités locales et à ce que j’appelle la sphère des communs (les associations, les coopératives à taille humaine, les réseaux citoyens…).

Il faut redonner envie de voter à gauche. Car la gauche et l’écologie radicale sont en fait très présentes dans la société.

Deuxième pilier : la relocalisation, afin de rapprocher les producteurs et les consommateurs, et que ces derniers se rendent compte de la manière dont est produit ce qu’ils consomment. C’est aussi un moyen de sortir de la dictature des marchés internationaux. Mais il s’agit d’une relocalisation écologique et sociale, qui nécessite une confrontation avec le patronat pour éviter de faire du capitalisme français typique. Et évidemment une relocalisation solidaire à l’échelle internationale pour des problèmes ne pouvant être résolus qu’à ce niveau, à savoir la crise écologique, la question des migrants et la solidarité avec les pays du Sud, le partage des richesses à l’échelle mondiale.

Le dernier levier, c’est la socialisation démocratique, dans le sens de la socialisation des richesses. Le déploiement de la sphère publique et de celle des communs implique un recul très net de la sphère du marché. Sans oublier la refondation démocratique des pouvoirs publics pour leur redonner de la puissance et les démocratiser.

Que répondre à ceux qui associent transition écologique et destruction d’emplois ?

Comme je l’explique dans mon livre, et comme l’a démontré le collectif Plus jamais ça dans son rapport « Pas d’emplois sur une planète morte » en mai dernier, la transition écologique peut être créatrice de millions d’emplois, avec les services publics et des emplois à faible empreinte énergétique, ainsi que dans des secteurs comme les transports en commun, le recyclage des déchets… Pour éviter la destruction d’emplois lors du désinvestissement des secteurs les plus polluants, il faut appliquer le partage du travail et garantir que les salariés puissent bénéficier d’une formation professionnelle et d’un revenu au moins équivalents à leur qualification dans un autre secteur. Cela implique forcément une planification importante et donc une reprise en main par les pouvoirs publics, mais de manière démocratique. Pourquoi pas sous forme d’un grand débat sur les besoins écologiques et sociaux, et les créations d’emplois que cela engendre. Parallèlement, il faut sortir ces décisions de financement des mains des banques, donc il faut une régulation et une socialisation d’une partie au moins du système bancaire.

Peut-on encore se définir comme altermondialiste aujourd’hui ?

Je me définis encore comme altermondialiste. Je pense que le mouvement altermondialiste a irrigué ces dernières années et est encore très présent dans les luttes aujourd’hui, car il repose sur la solidarité internationale – qu’on retrouve actuellement avec la question des brevets sur les vaccins – et la solidarité entre les mouvements militants. Nous ne sommes pas antimondialistes, mais nous avons besoin d’institutions et d’une forme de mondialisation complètement différentes. Face à la montée des idées d’extrême droite, il est essentiel que des institutions multi-latérales et démocratiques répondent à ce besoin de solidarité internationale.

Vous avez participé aux universités d’été des mouvements sociaux, mais aussi à celles de La France insoumise, d’EELV, du NPA… Qu’avez-vous observé ?

Dans toutes, il y avait beaucoup de monde ! C’est le signe qu’on sort – je l’espère – de cette séquence liée au covid où nous nous sommes réfugiés derrière nos écrans, où nous avons perdu cette interaction humaine pourtant précieuse dans le militantisme. Face à une telle crise, les forces dominantes ont beaucoup plus de ressources et de moyens que nous pour réagir. C’est pourquoi elles ont appliqué la stratégie du choc et approfondi l’agenda néolibéral. Et nous, forces dominées, nous mettons beaucoup plus de temps à nous organiser face à cette crise. Mais j’y vois le signe que les militants ont envie à nouveau de se voir, de partager, d’échanger de manière physique. C’est une base extrêmement importante pour la rentrée militante.