Fabien Roussel, retour à la ligne

Issu de la fédération du Nord, le secrétaire national et candidat à la présidentielle veut impulser sa conception identitaire du communisme à l’ensemble de sa formation. Sans éviter quelques gaffes.

Roni Gocer  • 8 septembre 2021 abonné·es
Fabien Roussel, retour à la ligne
© Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas/ AFP

Des briques rouges et des forêts flamandes arrosées par l’Escaut. Entre Saint-Amand-les-Eaux et Paris, Fabien Roussel se repasse ce panorama en boucle, sur 210 km. La moitié de la semaine au siège du parti pour les réunions, les matinales, les emmerdes. L’autre moitié dans le Nord, pour la maison, la famille, les camarades. «Je suis lié à ces paysages. Né à Béthune, d’un côté du bassin minier, je mourrai à Saint-Amand, à l’autre extrémité. »

Tout juste rentré d’Île-de-France, le communiste pourrait disserter sur le sujet sans éprouver de fatigue. D’ailleurs, il ne fatigue pas. À peine assis, il tend son corps vers l’avant, ses bras saisissent l’espace et son regard cherche le contact. Même sur une terrasse isolée, bordant une rivière engourdie, il vibrionne. «C’est vital pour moi d’être à Saint-Amand. Je me nourris des conversations avec les gens d’ici, ça me permet de ne pas être enfermé dans le microcosme politique de la capitale, ou de la place du Colonel-Fabien. Même président, je continuerais à vivre ici. »

Dans la mesure où il stagne autour de 2 % d’intentions de vote dans les sondages, il lui reste un long chemin à parcourir pour s’installer à l’Élysée, en dépit d’une ascension interne rapide. Élu conseiller municipal en 2014 dans sa ville, il devient député en 2017, puis secrétaire national du Parti communiste français (PCF) l’année suivante. Avant d’être intronisé par les militant·es candidat à la présidentielle en mai dernier. Imbriquée dans l’histoire des communistes du Nord, sa trajectoire personnelle épouse celle de son parti, effrayé par l’effacement.

Tout commence dans le Nord, évidemment. De l’autre côté de la rivière qui serpente à travers Saint-Amand, la section locale du PCF exhibe son champion. Trois grands posters du candidat, sur un tapis de couleurs pétantes. Le gardien du temple, Patrick Dufour, se presse pour ouvrir portes et volets. Il garde un sourire taquin en entrant. « Bienvenue chez les grands méchants. » À l’intérieur, l’air frais contraste avec la chaleur de la rue. Quelques tracts sont dispersés dans la pièce, rappelant d’anciens combats pour les élections régionales ou les municipales. Lui-même a été élu adjoint au maire. Dans la section, la candidature de Fabien Roussel ne fait pas débat. «On est très fiers de voir son chemin, même si on est un peu déçus qu’il s’éloigne depuis son élection au poste de secrétaire national », commence Patrick. « J’ai rencontré Fabien pour la première fois en 2009, à l’occasion d’une lutte contre des suppressions de postes au lycée Ernest-Couteaux, à cinq minutes d’ici. Il dirigeait alors la fédération communiste du Nord et il avait un enfant scolarisé dans l’établissement, comme moi. » Il s’interrompt pour ouvrir à une camarade du conseil municipal, Hélène Da Silva. L’ambiance est chaleureuse, sans tensions ; parler du député du Nord est tout sauf une corvée. La communiste donne aussi dans l’éloge. « Malgré la distance, il reste d’une disponibilité phénoménale. On lui parle très fréquemment, on peut lui faire remonter les choses et il continue de participer aux activités du conseil municipal. »

Sur les murs autour d’eux, les photos d’époque donnent à la salle de réunion des airs de musée. Des visages solennels se regardent avec intensité au milieu d’un décor de salle des fêtes. Deux cadres symétriques surplombent les lieux. En noir et blanc, à gauche, l’ancien député Gustave Ansart – figure du PCF dans la région – remet l’écharpe tricolore à son dauphin, Alain Bocquet. Sur le portrait de droite, en couleurs, c’est Alain Bocquet qui enlace Fabien Roussel. Ansart, Bocquet, Roussel. Les trois hommes ont été députés et secrétaires de la fédération du Nord sur trois périodes distinctes, depuis la IVe République.

Dans le Nord-Pas-de-Calais, « on est restés proches du monde du travail ».

Aujourd’hui maire de Saint-Amand-les-Eaux, Alain Bocquet revient sur cette filiation : « J’ai rencontré Fabien pour la première fois en 1997, quand il était au cabinet de Michelle Demessine [PCF]_, alors secrétaire d’État chargée du Tourisme. Dès le début, j’ai senti qu’il s’engageait pour le long terme. Avant ça, je connaissais déjà son père, l’un des dirigeants de la fédération du Pas-de-Calais. Mais je l’ai mieux connu quand il est devenu lui-même secrétaire fédéral du Nord. C’est à ce moment-là qu’il a pris sa dimension de dirigeant, qu’il a montré à quel point il était à l’aise avec les gens. »_

Des « conséquences graves » pour Mélenchon

Le 4 mai, à l’orée de la semaine où les communistes décidaient par un vote en section de leur stratégie pour la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon les enjoignait une dernière fois, par un post sur les réseaux sociaux, de ne pas rompre une alliance inaugurée en 2009. Sans trop y croire. « Leur décision, écrivait-il dans le même post, cette fois à l’intention de ses sympathisants, s’imposera à nous et nous devrons faire face aux conséquences graves qu’elle nous infligera dans le cas où serait fait le choix de la rupture. » Une fois passé les élections régionales, où insoumis et communistes étaient encore engagés ensemble dans quatre régions, LFI a dû se mettre en quête des 500 signatures d’élus indispensables pour qu’un bulletin Mélenchon puisse figurer au premier tour – sur les 805 parrainages recueillis en 2017, plus de la moitié provenait des communistes. Un autre effet de la candidature annoncée de Roussel était alors déjà visible : « le communiste qui ose dire non à Mélenchon » (Le Figaro) a très tôt séduit les programmateurs des matinales, avides de l’entendre s’exprimer sur ce sujet. Avec 21 invitations entre janvier et juin, Roussel n’est devancé que par le porte-parole du gouvernement et Jordan Bardella. L’entourage de Mélenchon évite toutefois de répliquer. Pour préserver l’avenir…

Michel Soudais

Président du groupe communiste à l’Assemblée nationale de 1993 à 2007 et proche de Georges Marchais, Bocquet est lui-même incontournable au PCF. Durant les années de la « majorité plurielle » – où les communistes prennent part au gouvernement de Lionel Jospin –, il incarne pour la presse une ligne dure et est réputé pour son animosité à l’égard du PS. Progressivement, il devient le parrain politique de l’actuel secrétaire national, qu’il perçoit comme l’héritier d’une histoire propre aux communistes du Nord. Et de sa ligne politique, dite « orthodoxe ».

Le terme fait tiquer l’intéressé. «C’est dans le regard des journalistes que nous sommes orthodoxes, réplique Fabien Roussel avec un large sourire. Je trouve que c’est tout l’inverse. C’est ici qu’on crée les rassemblements les plus larges. Surtout, on est restés proches du monde du travail. Nous n’avons pas mis les combats sociétaux au cœur de nos sujets, mais nous sommes très attachés aux questions économiques et sociales, à la condition des travailleurs et des travailleuses. » Son mentor, Alain Bocquet, résume la doctrine locale de manière plus lyrique : «Ici, on nous a appris à agir avec les pieds dans la glaise et la tête dans les étoiles. On prend le peuple tel qu’il est, comme le fait Fabien. Aujourd’hui, il représente tous les communistes qui veulent encore y croire. »

Terre ouvrière, le Nord-Pas-de-Calais s’est rapidement révélé comme un terreau fertile pour les idées communistes. Conséquence logique, les fédérations du Pas-de-Calais et du Nord occupent constamment un rôle de premier plan au sein du PCF. «Marquées par l’histoire prolétarienne de la région, ces deux fédérations ont toujours représenté le communisme traditionnel, avec une volonté de défendre l’identité du parti, explique l’historien du PCF Roger Martelli. Dans les deux cas, ce sont aussi des départements avec un réseau d’élu·es important. Et avec aujourd’hui le plus grand nombre d’adhérent·es. Le Pas-de-Calais se distingue en revanche par sa propension à se rebeller frontalement contre la direction du parti, comme en 1995 avec l’arrivée de Robert Hue. En comparaison, le Nord est plutôt légitimiste. »

Lors du congrès de Martigues en 2000, la fédération du Pas-de-Calais, avec le soutien de celle du Nord, est alors en pointe contre l’équipe dirigeante de Robert Hue, accusé de faire muter le PCF vers la social-démocratie. Présent à l’époque, Fabien Roussel s’en souvient bien. Le flash-back est plutôt amer. «J’ai le souvenir d’un parti qui reculait sur les questions d’influence et de rapports de force. Cela se manifestait dans le choix de donner moins d’importance à la formation des militant·es ou au développement des sections. À la fin, ça se résumait à une stratégie : sauver les meubles. Moi, je ne veux plus ça. Les reculs du parti, c’est terminé. »

Gouailleur, souriant, il projette une image plus vendeuse du parti.

Dix-huit ans plus tard. À l’occasion du 38e congrès du PCF, les identitaires se rebiffent. Sabres au clair, le député du Puy-de-Dôme André Chassaigne et Fabien Roussel joignent leurs forces pour faire front contre la direction, en proposant un texte alternatif à sa stratégie. C’est le « Manifeste pour un Parti communiste du XXIe siècle », qui dénonce « l’effacement du parti » et appelle à réaffirmer son identité. Avec eux, une partie des cadres montent au front, comme le secrétaire fédéral du Pas-de-Calais, Hervé Poly, ou l’économiste Frédéric Boccara, qui anime la commission économique du parti. Les divisions en son sein apparaissent au grand jour et rendent l’issue du congrès incertaine. Les coups pleuvent sur le secrétaire national, Pierre Laurent. Un festin pour la presse politique. Début octobre 2018, au cours d’une première votation précédant le congrès, le « Manifeste » est en tête avec 42,14 % des voix, contre 38 % pour le texte de la direction. Séisme Place du Colonel-Fabien. C’est la première fois de l’histoire du Parti communiste qu’une direction est désavouée. S’ensuit une période de transition plus discrète. Après quelques tergiversations, Pierre Laurent laisse sa place à Fabien Roussel.

Nouvelle stratégie, nouveau style aussi. À l’inverse de son prédécesseur, le député du Nord est à l’aise avec la lumière. Gouailleur, souriant, il projette une image plus vendeuse du parti. « Médiatiquement, nous avons été plus souvent sollicités depuis son élection pour des matinales »,glisse une membre de son équipe de campagne ayant travaillé avec Pierre Laurent. «Ce n’est pas un secret, Fabien est plus à l’aise sur les plateaux, c’est un bon client. Pierre était différent, il développait ses idées plus lentement, sur le long terme, décrit-elle sans s’attarder. Fabien, lui, trouve les bonnes formules, qui marchent mieux. » Ses premières prises de parole vont dans le sens de la sacro-sainte unité du parti. Les bras ouverts comme le Christ, le nouveau secrétaire national rassure. Pas de purge, mais le rassemblement en vue de la présidentielle. Le choix des quatre porte-parole de sa campagne illustre assez bien cette démarche œcuménique, en mêlant soutiens de son « Manifeste », comme la sénatrice Cécile Cukierman, et partisans de l’ancien secrétaire national, comme Guillaume Roubaud-Quashie, qui coordonnait la rédaction du texte de la direction. « Pour la présidentielle, il a réussi à réunir toutes les tendances derrière lui », résume un militant communiste n’ayant pas soutenu son orientation.

Mais avant même que Fabien Roussel ne soit désigné candidat, des critiques commencent à poindre. Doucement d’abord, à cause de formules lâchées dans un entretien à Marianne, en avril 2021 : Fabien Roussel y renvoie la philosophie économique de La France insoumise à « l’époque soviétique » et aux « kolkhozes ». Il yréaffirme aussi fortement l’attachement du parti à la laïcité. Le désarroi monte d’un cran quelques semaines plus tard, lorsqu’il participe à la manifestation de plusieurs syndicats policiers devant l’Assemblée nationale. Quand on évoque avec lui cet épisode, il rapporte invariablement les échanges qu’il a eus avec des policiers « de gauche » l’ayant pressé de venir. Il assume autant sa présence que sa volonté d’aborder la sécurité dans sa campagne : « Mon parti pris, c’est de parler aux classes populaires. C’est pour ça que je parle de sécurité, ça revient à chaque fois. Je suis en colère que ce soient la droite et l’extrême droite qui s’approprient le sujet. Et la gauche ne dirait rien ? Au contraire, elle doit proposer son projet de police républicaine. »

Un mois plus tard, ce sont des propos sur CNews qui font polémique. Après une longue question de Laurence Ferrari, qui avance le chiffre de 120 000 demandes d’asile par an, le député du Nord finit par répondre : « Quand on ne bénéficie pas du droit d’asile, on a vocation à rentrer chez soi. » Quelques jours plus tôt, une commission du PCF en charge des enjeux migratoires publiait un texte d’une tonalité très différente, dénonçant « les fantasmes et les manipulations » de l’extrême droite, en rappelant notamment le chiffre de 81 000 demandes d’asile en 2020, pour 11 000 acceptées. Cette même commission avait produit dès 2018 un manifeste issu de ses travaux, « Pour une France hospitalière et fraternelle », qui militait notamment pour un élargissement de la notion de droit d’asile. Malaise dans ladite commission, où l’on ne souhaite pas s’exprimer.

« Pour moi, il n’est pas à la hauteur. Même s’il parle bien, on sent qu’il ne travaille pas ses dossiers », persifle un élu local communiste. Avant de tempérer : «Il est quand même à l’aise sur les questions liées au travail, à l’industrie ou à la démocratie dans l’entreprise. Mais sur d’autres sujets, il peut carrément contredire les positions du parti. C’est le cas pour les migrants, mais aussi sur les peines planchers [pour les tueurs de policiers, l’un des mots d’ordre de la manifestation policière du 19 mai – NDLR]_, auxquelles on s’oppose. »_

Interrogé sur ces remarques, Fabien Roussel hésite puis répond : « Sur la matinale de CNews, j’ai fait une réponse courte. Trop courte. Mais oui, nous sommes bien pour l’élargissement du droit d’asile et la régularisation des travailleurs sans papiers, qui vivent de manière indigne. » Pour un candidat qui veut parler franc, « autant au peuple de gauche qu’aux salariés qui ne votent plus », ces critiques de camarades peuvent-elles l’entraver ? « Au contraire, je suis très attaché au fait d’être suivi. Bien sûr, c’est plus facile pour Mélenchon ou Macron, qui n’ont de comptes à rendre à personne. Mais chez nous c’est différent, c’est plus exigeant de représenter le Parti communiste. Quand j’écris un discours important par exemple, nous sommes toujours plusieurs. Je trouve ces contraintes salvatrices. »

Le propos se veut rassurant, compréhensif à l’égard des voix discordantes s’éloignant du troupeau. Pas sûr qu’il éteigne toutes les méfiances. Loin du Nord, les avis sur le secrétaire national sont moins tendres. À la terrasse d’un café, une cadre du PCF fait la moue dès qu’on l’évoque. « Ça ne va pas être un moment facile, cette présidentielle… » Elle reste circonspecte sur sa volonté d’écoute : « Dans les faits, ça fait un moment qu’il ne sollicite plus beaucoup les commissions. Il prend la parole de manière spontanée, en suivant les choix stratégiques généraux, mais pas des positions plus précises. En fait, il ne s’appuie vraiment que sur ses personnes de confiance. »

Même dans son camp, difficile de cerner réellement les intentions du camarade Roussel. Et sur le virage qu’induit la séquence électorale. S’il reste très bien accueilli dans les rassemblements communistes, plusieurs militant·es craignent de voir, au fil de la campagne, leur candidat s’éloigner des positions communes. À des kilomètres de leurs convictions.

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