Citoyenneté : À la conquête institutionnelle de nos droits et libertés

Face à un Conseil constitutionnel et à des cours et tribunaux judiciaires subordonnés au pouvoir exécutif, il est important qu’émerge un processus constituant populaire, seul capable de garantir nos prérogatives fondamentales.

Charlotte Girard  • 23 novembre 2021 abonné·es
Citoyenneté : À la conquête institutionnelle de nos droits et libertés
Le référendum d’initiative citoyenne réclamé par les gilets jaunes (ici le 8 mai 2021 à Serre-Ponçon, dans les Hautes-Alpes) signifie une reprise de pouvoir.
© Thibaut Durand / Hans Lucas/AFP

Tout comme le Conseil d’État avant lui, le Conseil constitutionnel aura tout essayé pour apparaître comme un vrai – le vrai ! – défenseur des droits et des libertés. Mais la créature du général de Gaulle, aujourd’hui encore, a du mal à convaincre. Elle peine en effet à faire oublier sa raison d’être : enfermer le Parlement dans un domaine législatif dont il n’est pas le maître. Organiser ainsi la supervision du Parlement, c’est le déchoir de sa souveraineté : du jamais vu en régime parlementaire.

Charlotte Girard Maîtresse de conférences de droit public à l’université Paris-Nanterre, corédactrice du programme de réforme des institutions de La France insoumise (qu’elle a quittée depuis). Dernier article paru : « Représentation et parité » (avec Isabelle Boucobza), in La Représentation politique. Anthologie, Manuela Albertone et Michel Troper (dir.), Garnier, 2021. À paraître le 25 novembre, « Pour la révocation populaire des élus », in La Révocation des élus, Charles-Édouard Senac (dir.), Mare & Martin, 2021, p. 291-303.
Malgré sa décision célèbre de 1971, dans laquelle il affirme la liberté d’association comme principe constitutionnel pour pouvoir la protéger contre les attaques de la majorité parlementaire, le Conseil constitutionnel ne parvient pas à faire illusion. Par cette décision (dite « Liberté d’association »), il inaugure de son propre chef un nouveau pouvoir – quasi constituant – puisqu’il se met à créer des principes constitutionnels qui ne sont inscrits nulle part tels quels et qui obtiennent, par sa seule parole, la valeur juridique la plus élevée. On assiste alors à la naissance de tout un tas de catégories, « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », « principes constitutionnels », « principes particulièrement nécessaires à notre temps », « objectifs à valeur constitutionnelle », auxquels est rattachée une ribambelle de droits et de libertés constitutionnels comme la liberté d’association, le principe de dignité de la personne humaine, le principe d’égalité, le principe de fraternité. Depuis lors, ses thuriféraires s’extasient et insistent : « Nous avons, en France comme en Allemagne, un juge constitutionnel capable de défendre nos droits et libertés ! » Vraiment ?

D’abord, le Conseil constitutionnel reste le fruit d’une Constitution de 1958 née dans l’état d’urgence dû à la guerre d’Algérie, et dont le but n’est pas de protéger les droits et les libertés des personnes, mais de les limiter via la neutralisation du Parlement et de rétablir l’ordre grâce aux pouvoirs exorbitants du président de la République. Cette logique sévit toujours, et plus que jamais. Il en résulte que le Conseil constitutionnel est affublé d’une composition qui en fait une anomalie dans le monde des juges constitutionnels, avec la présence de droit des anciens présidents de la Républiques et les nominations de personnalités politiques de premier plan – Laurent Fabius en est président. On a d’ailleurs essayé en 2008, sans modifier sa composition, de changer son nom en « Cour constitutionnelle ». La tenue de camouflage a été jugée trop grossière et la proposition retirée. Certes, les anciens présidents se gardent de siéger, mais rien ne les en empêche.

Ensuite, le Conseil constitutionnel a conquis un pouvoir quasi constituant avec le maniement de droits et de libertés qu’il crée lui-même. Mais dans quel sens et avec quelle responsabilité politique ? Si le sens est dicté par des marchandages politiques souvent obscurs, la responsabilité politique du Conseil, elle, est inexistante. Il agit comme un souverain. Depuis la révision de 2008 créant la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil est officiellement élevé au rang de protecteur des droits. En effet, une personne en procès peut demander au Conseil de vérifier la constitutionnalité d’une loi qui, selon elle, porte atteinte à un droit ou à une liberté « que la Constitution garantit ». Or qui dit ce que sont les « droits et libertés que la Constitution garantit » ? Le Conseil lui-même, puisque nous n’avons pas de catalogue des droits, comme dans les autres pays européens – la Grande-Bretagne mise à part. Tout en matière de droits et de libertés passe donc par ce Conseil à l’impartialité douteuse.

Tout, ou presque, passe par une instance à l’impartialité douteuse.

Tout ? Enfin presque. Il y a heureusement d’autres outils de protection des droits et des libertés en France que le Conseil constitutionnel. Une création issue de la dernière révision constitutionnelle est le Défenseur des droits, qui a montré qu’il pouvait avoir un impact tant dans le discours des institutions publiques que dans les actes, puisqu’il reçoit des plaintes qu’il est habilité à résoudre. Mais on connaît aussi les revendications répétées du Défenseur des droits lui-même quant au manque de moyens qui nuit à son pouvoir et à son indépendance à l’égard du pouvoir politique.

Un instrument vieux comme l’État est aussi l’ensemble des cours et des tribunaux, qui peuvent faire triompher des droits et des libertés. Ces juridictions, lorsqu’elles sont judiciaires, ne sont pas comptées comme un pouvoir dans la Constitution de 1958, mais comme une « autorité », ce qui les subordonne au pouvoir exécutif. Lorsqu’elles sont administratives, elles relèvent encore plus directement du pouvoir exécutif puisque leurs juges sont formés à l’ENA et que, jusqu’en 2018, le président de leur juridiction suprême – le Conseil d’État – était le Premier ministre. De toute façon, il est difficile de voir dans ces cours et tribunaux, quel que soit leur ordre, un pouvoir autonome par rapport à celui du Conseil constitutionnel, qui peut orienter le sens des lois que les juridictions sont obligées d’appliquer.

Au bout du compte, ce constat de subordination au pouvoir exécutif n’est pas étonnant venant d’une ingénierie institutionnelle qui n’a pas été conçue par le peuple, ni même par ses représentants. Est-il utile de rappeler comment le pouvoir exécutif de 1958 a pris la main sur la fabrication de constitutions ?

Réhabiliter la souveraineté populaire

L’histoire constitutionnelle française montre que seules les constitutions produites par des assemblées constituantes ont été soucieuses de l’écriture de catalogues de droits plutôt grandioses, dont certains sont toujours en vigueur aujourd’hui. C’est le cas de la Déclaration de 1789, dont sont tirés des droits et des libertés à protéger.

La Déclaration de 1793 n’a pas eu la même longévité puisqu’elle a été aussitôt suspendue. Mais elle n’a pas démérité sur le plan de l’originalité des droits proclamés, avec, en particulier, le droit/devoir de résistance à l’oppression, tout comme le droit de ne pas être esclave. La Constitution de 1848, elle aussi, interdit l’esclavage sur le territoire de la République et impose l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier. Celle de 1946 utilise son Préambule pour affirmer notamment une série de droits économiques et sociaux qui étonnent par leur précision et leur modernité. Ils sont encore en vigueur mais ne reçoivent application que si le Conseil constitutionnel le veut bien. Quoi qu’il en soit, ces droits et ces libertés ont été formulés à l’occasion de processus constituants originaux dans lesquels le peuple et ses représentants parlementaires ont eu un rôle majeur.

Même si ces droits et ces libertés, une fois proclamés, sont de toute façon livrés à des interprètes dont on ne peut pas être certains qu’ils jugeront dans un sens favorable au plus grand nombre, on veut croire qu’un processus constituant centré sur un débat public consacré à l’équilibre des pouvoirs et à la garantie des droits – leur inscription et leur effectivité – aurait quelque chance d’aboutir à la réalisation concrète de ces derniers. Cette conviction vient d’un pari suggéré par l’histoire : aucun des régimes issus des travaux d’une assemblée constituante n’a été monarchique. Tous ont été républicains et démocratiques, quelle qu’ait été par ailleurs leur destinée historique effective. C’est donc bien la preuve qu’un processus constituant produit les conditions de possibilité de tel ou tel régime politique. Ainsi, tout régime politique doit sa forme à son processus de fabrication. Il en va de même pour son contenu, identifié aux droits et libertés qu’il promeut. Du moins est-ce une hypothèse que l’on formule en vue d’une réappropriation populaire des paramètres de notre démocratie.

Des droits listés par la Déclaration de 1789 sont toujours en vigueur.

Comment ne pas voir que, si les droits et les libertés ont si mal résisté chez nous aux récents assauts des états d’urgence, c’est parce que leur prise en charge institutionnelle elle-même est faible ou affaiblie ? Elle est faible pour des raisons anciennes liées à la conception de la règle du jeu institutionnel. Elle est affaiblie aujourd’hui par l’effet d’une sédimentation des réflexes présidentialistes de nos institutions ou, pour le dire autrement, par une aggravation de la pente présidentialiste du régime depuis le quinquennat, notamment.

En effet, plus le déséquilibre des pouvoirs au profit du président de la République est fort, plus les contre-pouvoirs qui pourraient le compenser sont inefficaces. Or c’est précisément en termes de contre-pouvoir qu’il faut raisonner pour concevoir des droits effectifs, pas seulement en termes de proclamations abstraites ou symboliques. Tout le monde peut avoir un discours apparemment favorable aux droits et aux libertés. Ceux qui, aujourd’hui, s’emploient concrètement à les dégrader le maîtrisent parfaitement. Voilà pourquoi ce n’est pas un discours convenu qu’il faut leur opposer, mais une méthode institutionnelle faite d’implication populaire et d’institutionnalisation des mécanismes de celle-ci. C’est ce que les gilets jaunes ont bien compris en imposant une formulation physique de ces droits et libertés affirmés contre le pouvoir exécutif, assortie de propositions de nature constitutionnelle : l’occupation des ronds-points et une 6e République. Le point fort de ces occupations était de proposer, de manière coordonnée, le référendum d’initiative citoyenne, qui, quelle que soit sa formule exacte, signifie la reprise du pouvoir de maîtriser le sens des règles de droit, y compris la plus importante d’entre elles, c’est-à-dire la Constitution et notamment les droits et libertés qu’elle comporte en principe.

Cette reformulation ne saurait être dictée par la règle du jeu actuelle.

Si le Conseil constitutionnel est apparu en 1958 comme l’instrument d’une méthode conçue pour le contrôle de la représentation nationale et des droits, le référendum d’initiative citoyenne et l’assemblée constituante peuvent devenir ceux d’une méthode conçue pour réhabiliter la souveraineté populaire dans l’exercice du pouvoir d’État et la garantie des droits. Cette méthode se concrétise en amont par un processus constituant inspiré des assemblées constituantes et, en aval, par la suppression de tout contrôle de constitutionnalité qui ne soit exercé par un organe ayant la qualité de représentant. Quant à la protection effective de la liberté individuelle, par exemple, elle ne saurait être livrée à un juge qui n’offre pas les garanties d’indépendance nécessaires à cette mission.

Enfin, et c’est peut-être le principal, le contexte politique de cette reformulation démocratique ne saurait être dicté ni par la règle du jeu actuelle, ni par le jeu politique dominé par la prochaine élection présidentielle. Sinon, notre nouvelle République sera vouée à la répétition de l’ancien régime de la Ve République. Il est bien certain que rien ne sera fait pour faciliter la tâche d’une telle réinvention institutionnelle. Elle sera d’autant plus difficile que l’on a perdu, sous la Ve, la culture des droits effectifs, acculturés que nous sommes aux droits au mieux concédés et donc souvent touchés par un fort taux de non-recours, au pire vidés de leur substance et disqualifiés, comme les droits des salariés. La réécriture d’un pacte social apte à garantir l’effectivité des droits et des libertés n’aura lieu qu’à la condition d’une conquête assumée par leurs titulaires sur tous les fronts, politique, social et institutionnel.

>> Lire aussi le dossier thématique de La Revue des droits de l’Homme, n° 20, juillet 2021, consacré à la question prioritaire de constitutionnalité.

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