« Esquive le jour », de Jay Kirk : Fugue en avant

Tentaculaire et fougueux, Esquive le jour, de Jay Kirk, est une réflexion sur l’écriture qui pose avec force la question de la forme et du genre.

Pauline Guedj  • 10 novembre 2021 abonné·es
« Esquive le jour », de Jay Kirk : Fugue en avant
© Julie Diana

Depuis une dizaine d’années, le genre littéraire américain de la narrative non-fiction est de plus en plus présent dans les librairies françaises. Bien implanté outre-Atlantique, celui-ci est porté par des écrivains qui allient description du réel et situations d’enquête, avec une narration qui lorgne vers la littérature. Leurs écrits paraissent dans des magazines, The New Yorker, The Atlantic, et certains d’entre eux, Gay Talese, Susan Orlean, William Finnegan, Ta-Nehisi Coates, sont devenus des maîtres du genre, enseignant leur méthode dans les universités et publiant sur des sujets aussi variés que Frank Sinatra (Talese), le surf (Finnegan), ou les réparations de l’esclavage (Coates).

En France, quelques maisons d’édition ont placé ce courant littéraire au cœur de leur politique éditoriale. C’est le cas des Éditions du sous-sol, dont la revue Feuilleton traduit des textes du New Yorker, mais aussi des éditions Marchialy, qui publient aussi des auteurs francophones, tel Karim Madani, dont le Jewish Gangsta, paru en 2017, est un portrait fascinant des quartiers défavorisés de Brooklyn. Nouvelle publication de Marchialy, Esquive le jour est sur le papier un digne représentant du genre qui a révélé son auteur, Jay Kirk. Enseignant à l’université de Pennsylvanie à Philadelphie, celui-ci y donne un cours spécifique sur l’écriture de non-fiction. Il est l’auteur d’un premier ouvrage, non traduit en français, Kingdom Under Glass, consacré à Carl Akeley, le taxidermiste américain qui créa les dioramas du Musée d’histoire naturelle de New York.

Dans Esquive le jour,Jay Kirk part, comme à son habitude, d’une anecdote dont il tire les fils dans une enquête menée à travers le temps et les espaces. Tout commence au sein même de l’université où il enseigne. En effet, dans les archives de l’établissement, un fonds est réservé à Béla Bartók, compositeur hongrois, qui vécut en exil à Philadelphie. Les archives comprennent de nombreuses partitions, avec toutefois en leur cœur un vide troublant. En effet, un manuscrit manque à l’appel, celui du Quatuor à cordes no 3, mystérieusement disparu. Une vague rumeur circule. Les partitions auraient été subtilisées par un certain Otto Albrecht, celui-là même qui céda sa collection à l’université et dont la section « musique » porte le nom. L’enquête est pour Kirk à portée de main et elle risque de le mener dans des contrées qu’il aimerait visiter, la Hongrie de Bartók et la Transylvanie, où celui-ci partit à la recherche des traditions musicales tsiganes.

Kirk se lance donc dans le projet et il écrit un papier détaillé pour Harper’s Magazine. Il entame ensuite la rédaction de son livre avec une très belle description de l’arrivée de Bartók dans une maison de campagne du Vermont, un État où Kirk a lui-même vécu. Le personnage est campé dans toute son intranquillité, et la connaissance des lieux dont témoigne l’auteur permet un fourmillement de détails qui rendent palpable l’expérience de Bartók. Le récit est lancé, mais Kirk est coupé dans son élan par un événement tragique – son père est au stade terminal d’une maladie foudroyante.

Depuis son précédent ouvrage, l’auteur est aussi occupé par un questionnement sur la forme. La narrative non-fiction a pour but de s’approcher le plus possible de la réalité. Dans cette logique, ce genre constituait un outil parfait pour évoquer le taxidermiste du premier livre, qui lui aussi visait à reproduire avec le plus de fidélité possible l’environnement naturel des animaux qu’il tuait et empaillait. Mais, avec un sujet comme Bartók, peut-on adopter la même approche ? Doit-on garder le réalisme en ligne de mire ? Ne devrait-on pas plutôt lui préférer une approche par les perceptions, tel un quatuor qui mettrait en scène plusieurs voix s’exprimant l’une avec l’autre ou l’une contre l’autre ?

Kirk décide d’éclater son récit. Bartók y sera toujours présent, la Transylvanie aussi avec de très belles descriptions des personnes rencontrées sur place. L’auteur s’attarde également sur le personnage d’Otto Albrecht, en interviewant ceux qui l’ont connu, captant avec brio les intérieurs et le langage de ces gens ordinaires de Philadelphie. Mais à côté de son enquête, Kirk révèle ses propres doutes, ses conversations hésitantes avec son père mourant, et va même jusqu’à prendre la tangente dans une longue deuxiè-me partie où il oublie Bartók et réalise, avec un ami, un film d’horreur en Arctique. Œuvre littéraire, Esquive le jour fuit son enquête et son sujet, pour mieux rendre compte de tout ce qui occupe son auteur, à un moment précis de son existence. Bartók en est un des éléments, mais il n’est plus le cœur unique de la narration.

Texte fougueux, foutraque, parfois confus, Esquive le jour est viscéralement inégal. Le livre est génial dans ses premières et dernières pages. Émouvant dans sa captation des lieux visités. Hilarant quand il rend compte du manque de professionnalisme de son auteur et de ses maladresses égocentriques. Toutefois, le livre est aussi agaçant, lorsqu’il donne dans le trash – addiction à l’alcool et aux médicaments, fantasmes sur les jeunes filles –, qui joue facilement avec les clichés du narrateur vagabond. Il est aussi un peu ennuyeux, parfois, surtout dans la deuxième partie, quand Kirk s’appesantit sur ce tournage peu probable. Pourtant, malgré ses imperfections, cette œuvre reste stimulante tant elle pose avec force la question de la forme et du genre. Kirk casse les codes littéraires qu’il enseigne. L’enquête se meurt, le sujet se meurt, et seul reste son parcours polyphonique.

Esquive le jour, Jay Kirk, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphanie Vanderhaegue, éditions Marchialy, 424 pages, 22 euros.

Littérature
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