« Ne pas choisir entre un bon et un mauvais peuple »

Le sociologue Raphaël Challier s’interroge sur les moyens de reconnecter à l’engagement politique les personnes issues de milieux populaires.

Nadia Sweeny  • 26 janvier 2022 abonné·es
« Ne pas choisir entre un bon et un mauvais peuple »
Même les u00abu2009assemblées des assembléesu2009u00bb (ici le 5 avril 2019 à Saint-Nazaire) n’ont pas toujours convaincu les gilets jaunes dépolitisés.
© LOIC VENANCE/AFP

La gauche a échoué. Malgré ses grands discours et ses promesses, aucun des mandats qu’elle a portés n’a permis de renouveler les pratiques. Au contraire, les milieux populaires, pourtant largement instrumentalisés, sont plus que jamais éloignés des lieux de pouvoir décisionnel. Aucune assemblée nationale ou locale, aucune direction partisane, même au sein des collectifs voulant rénover la politique, ne permet l’émergence d’une représentation satisfaisante des milieux populaires. Ce constat offre la vision d’un indépassable problème.

Raphaël Challier Sociologue, auteur d’une thèse sur l’engagement politique en milieu populaire : Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, PUF, 2021.

Pourtant, dans les interstices des mobilisations populaires, à l’échelle d’une ville, d’une association, d’un syndicat ou d’un rond-point, des marges de manœuvre se dégagent. Raphaël Challier étudie avec précision ces espaces de création militante. Il en tire constats et réflexions pour tenter de laisser émerger ces aspirations diverses et contradictoires. Au-delà des grands discours politiques, le salut viendra du terrain.

À gauche, les politiques ont souvent pensé que la justice sociale, la redistribution ou la lutte contre les inégalités sont des valeurs inhérentes aux classes populaires, alors qu’ils n’arrivent plus à mobiliser ces classes. Comment l’expliquer ?

Raphaël Challier : Les spécialistes du politique ont surtout tendance à imaginer que les gens adhèrent à leur groupe parce qu’ils ont lu Marx ou Adam Smith, qu’ils se mobilisent sur des logiques scolastiques et scolaires, celles de la petite bourgeoisie diplômée. En réalité, les logiques sociales qui poussent les gens à se mobiliser sont infiniment plurielles et contradictoires.

La dimension liée à la place centrale de la voiture parle très peu aux classes moyennes culturelles.

J’ai rencontré, en milieu rural, des jeunes mères célibataires, dont certaines issues de la communauté des gens du voyage, candidates pour le Rassemblement national. Pourquoi ? Simplement parce que, localement, le RN a été le premier acteur politique à les considérer et à les présenter sur une liste. Certes, pour des raisons très intéressées. En l’occurrence, « boucler la liste » des candidatures. Mais les autres acteurs politiques, notamment la liste de gauche, étaient incarnés exclusivement par des notables qui entretenaient une distance vis-à-vis d’elles. Quand on a passé toute sa vie à se faire maltraiter par des habitants qui vous accusent d’être un « cas social », de « faire des enfants pour des allocations », d’« appartenir à la communauté des manouches », etc., on choisit, sans grande surprise, ceux qui vous considèrent.

Mais ce dont elles ont souffert est au cœur du discours des gens pour lesquels elles sont candidates…

C’est le grand paradoxe. Ces femmes ont tendance à penser qu’en pratique les personnes du Rassemblement national sont « gentilles et ouvertes » en comparaison de leurs expériences avec d’autres élus locaux, de droite ou de gauche, qui n’auraient jamais eu l’idée de les mettre sur une liste. Quand une force politique ne représente pas certains segments populaires, d’autres les mobilisent. Au-delà des discours, il faut regarder les pratiques.

Ce mépris de classe que vous évoquez est-il la raison principale de la désaffection des classes populaires pour la gauche ?

Ces classes populaires sont très fragmentées : ce sont des employés, des ouvriers, des femmes et des hommes, des ruraux, des urbains, des banlieusards, certains sont blancs et d’autres issus de minorités ethniques. Certains subissent la très grande précarité alors que d’autres s’en sortent. Certains exercent dans la petite fonction publique, d’autres se rapprochent des petits patrons… Ce n’est pas facile de rassembler tous ces groupes qui n’ont ni les mêmes aspirations ni les mêmes valeurs.

Ce n’est pas un phénomène récent pour autant…

Non, mais nous vivons une période de complexification des réalités sociales. À l’époque du Parti communiste de l’après-guerre, souvent cité comme le modèle canonique du grand parti populaire, tous les ouvriers n’étaient pas communistes. Il y a toujours eu des ouvriers conservateurs, de droite, catholiques, de gauche, mais aussi des femmes, des immigrés, etc. Pourtant, ces réalités étaient diluées derrière les figures centrales du mineur ou du métallo, mises en avant par le Parti communiste.

L’entre-soi des milieux militants est toujours adossé à un entre-soi social.

C’est désormais beaucoup plus difficile d’arrimer ensemble ces réalités sociales, tant les différences se creusent avec l’accès aux études supérieures, la tertiarisation, les évolutions du statut des femmes, l’émergence de nouveaux thèmes. En parallèle, dans la sphère politique, une dynamique de professionnalisation et d’élitisation de tous les collectifs militants est à l’œuvre, ce qui renforce la coupure avec les milieux populaires.

Comment les politiques gèrent-ils cette complexité ?

Soit ils se désintéressent largement des milieux populaires – audacieux, quand on sait que 50 % des actifs sont ouvriers ou employés –, soit ils s’érigent en porte-parole d’un segment très spécifique et le mettent en scène, y compris de manière très caricaturale. Ils vont surjouer l’appartenance à un type de population, sans prendre en compte d’autres segments de ce milieu. Pire, certains vont même ranger les autres segments de ces milieux populaires dans le « mauvais peuple ».

Il y a un décalage considérable entre le populaire qu’aimeraient mettre en scène, mobiliser et construire les porte-parole politiques, assez rarement issus de ces milieux, et les aspirations qui émergent quand les classes populaires se mobilisent entre elles.

La séquence des gilets jaunes est éloquente : les porte-parole politiques ont considéré leur façon de faire comme une « mauvaise manière » de se mobiliser. En raison de la violence des manifestations, qui n’étaient pourtant pas le cœur de la mobilisation puisque l’immense majorité des gilets jaunes étaient sur les ronds-points. Mais aussi de la pluralité de leurs tendances politiques, ou encore parce que les gilets jaunes se mobilisaient pour le prix de l’essence.

Pierre Blavier (1) explique très bien l’existence d’une centralité des mondes de la route, de la culture de la voiture, etc. Or cette dimension, qui comprend aussi les réseaux issus de la contestation des limitations à 80 km/heure, parle très peu aux classes moyennes culturelles, qui constituent la base des partis de gauche.

Les politiques ont souvent fustigé le désengagement des classes populaires. Sont-elles en réalité toujours actives mais en dehors des grandes organisations ?

Concrètement, les milieux populaires se mobilisent dans trois espaces principalement : dans certains segments du syndicalisme, au sein du mouvement des gilets jaunes et dans les associations. Non seulement cela ne représente pas tous les milieux populaires, mais, dans ces espaces, se posent aussi des problèmes de hiérarchie et d’élitisme.

Il apparaît pertinent de s’orienter vers un militantisme davantage ancré dans les pratiques concrètes.

Cela dit, même celles et ceux qui sont investis ne finissent pas à l’Assemblée, ni dans les instances de représentation ou dans les espaces de production intellectuelle au sens large. Ces espaces, qui sont ceux de l’action publique, sont complètement trustés par les milieux aisés.

Reste alors le manque d’espace laissé par ces classes aisées aux milieux populaires ?

Beaucoup de personnes engagées, diplômées, habitant les grands centres urbains développent des aspirations à aller vers les milieux populaires, mais se heurtent à toutes les logiques, les habitus et les pesanteurs du monde social. Il y a des manières de militer qui, même quand on veut mobiliser les milieux populaires, vont quand même finir par les démobiliser. La simple pratique d’une réunion politique est déjà un dispositif extrêmement pesant pour les profanes, d’autant plus quand ceux-ci sont éloignés de la culture scolaire. D’un bout à l’autre, la réunion est un exercice qui valorise et mobilise les compétences des personnes qui étaient de bons et de bonnes élèves. C’est la prise de parole devant un auditoire, le sentiment que sa parole vaut quelque chose, la capacité à monter en abstraction, à ne pas apparaître comme la personne qui ne parle que de ses « petits problèmes » du quotidien vite jugés médiocres, mais qui est capable de s’élever vers les standards de la « vraie politique », celle des élites.

Prenons l’exemple du tour de parole, qui peut permettre de combler des inégalités. Dans un collectif de jeunes communistes mobilisés en banlieue, je me souviens d’un débat très animé autour du mariage pour tous. Lorsque la discussion était informelle, de très jeunes adhérents, peu politisés et issus de milieu populaire, prenaient la parole. Dès que le tour de parole a été mis en place, ils ont arrêté de se positionner. Ceux qui parlaient étaient les militants les plus expérimentés, qu’ils soient pour ou contre.

Cet entre-soi militant participe-t-il à rejeter ceux qui n’en ont pas les codes ?

Clairement. On le voit aussi au travers de folklores militants, présents dans différents groupes, qui impliquent de se placer dans une histoire abstraite, complètement déconnectée de la réalité matérielle, de chanter des chansons, etc. Ce phénomène produit des polémiques, comme la question posée aux gilets jaunes par une partie de la gauche : pourquoi chantez-vous La Marseillaise au lieu des hymnes de la Commune ? Rendez-vous compte du degré d’enfermement social qu’il faut avoir pour poser une telle question !

Je me souviens que les mêmes jeunes communistes, issus de familles immigrées et racisées, comprenaient mal ces injonctions à un folklore considéré comme complètement hors sol. Ils passaient leur temps à dire qu’il fallait plutôt de la musique rap parce qu’elle était « la vraie musique contestataire de notre temps ». L’entre-soi des milieux militants est toujours adossé à un entre-soi social.

La réconciliation passe-t-elle par l’éducation populaire ?

Ce levier semble incontournable. Mais seulement si, par le terme « éducation populaire », on considère que les codes des diplômés bac + 5 ne vont pas de soi et qu’il est nécessaire de les démocratiser. La première -difficulté, c’est la volonté. Dans les grands partis politiques, la professionnalisation rend aux yeux des dirigeants inutile et coûteux ce travail d’acculturation.

La seconde difficulté réside dans les modalités de formation. L’homogénéité sociale du collectif militant produit des effets de boucle : les personnes dont les standards sont plutôt ceux de la petite bourgeoisie intellectuelle vont reproduire dans le militantisme ces mêmes standards, qui ne sont pas ceux des autres milieux sociaux.

Vous évoquez aussi l’importance des -rencontres informelles…

J’ai l’impression qu’il existe une pratique fleuve qui revient aussi bien chez les militants de banlieue que chez les gilets jaunes : les rencontres informelles de type réunions d’appartement, plutôt que des assemblées procédurales. Même les assemblées des assemblées (2) n’ont pas convaincu les gilets jaunes dépolitisés. Les espaces privilégiés sont ceux où l’ on peut parler concrètement, où le politique ne prend pas trop de place, où on laisse le social, la diversité des logiques et des parcours s’exprimer.

Il est aussi important de baisser les coûts sociaux d’entrée : tout ce qui rend ces sujets compliqués pour les profanes. Il apparaît pertinent de s’orienter vers un militantisme davantage ancré dans les pratiques concrètes et donc plus proche de certaines cultures populaires, mais aussi moins dévoré par les luttes d’appareil ou doctrinales. Toutes ces petites réalités pesantes du quotidien -militant.

Nous n’avons pas abordé la question de la représentativité…

J’imagine que des mesures relevant d’une parité sociale dans les instances partisanes, mais aussi dans les instances nationales, seraient intéressantes.

Par ailleurs, tous ceux qui fabriquent la représentation du populaire – les chercheurs, les journalistes, les artistes, etc. – doivent être beaucoup plus attentifs à la pluralité du populaire, à ne pas choisir entre un bon et un mauvais peuple.

Du côté des politiques, il serait bon de ne pas réduire ces groupes pluriels à quelques portraits stéréotypés facilement solubles dans le programme du parti. Il s’agirait enfin, à mon sens, de cultiver la modestie et d’imaginer moins de solutions clés en main : les pistes s’inventent sur le terrain. Plus de pratique, moins de grands débats doctrinaires.

(1) Chargé de recherche au CNRS en sociologie et science politique.

(2) Assemblées générales dont le but est de structurer le mouvement des gilets jaunes.