Aides sociales : ceux qui renoncent à leurs droits

La fermeture de services publics et la dématérialisation à marche forcée des procédures administratives ont renforcé le non-recours aux prestations. Au risque de graves difficultés.

Sophie Massieu  • 2 février 2022 abonné·es
Aides sociales : ceux qui renoncent à leurs droits
© Romain Longieras/Hans Lucas via AFP

Un paradoxe. C’est ce que révèlent les résultats d’une recherche collaborative que Politis a pu consulter avant que ses conclusions ne soient rendues publiques au printemps prochain. Le bénéficiaire d’une aide peut être prioritaire dans l’octroi de ce soutien… et finalement y renoncer. Ce sont les travaux conjoints de scientifiques (de l’université Paris-8 en particulier), d’associations du secteur du handicap et de l’urgence sociale (Samu social de Paris, Armée du salut, APF France handicap…) et d’organisations de personnes sans-abri qui ont permis de mettre au jour ce phénomène.

Alors que les personnes porteuses de déficiences motrices ou sensorielles comptent parmi les publics prioritaires de l’hébergement d’urgence lorsqu’elles vivent à la rue, elles renoncent à ce droit, établit ainsi l’enquête. « Notre hypothèse de départ s’est révélée fausse, décrypte Stéphane Rullac, professeur en innovation sociale à la Haute École de travail social et de la santé de Lausanne, qui a dirigé l’étude. Les personnes aveugles, sourdes ou à mobilité réduite qui vivent à la rue peuvent tout à fait entrer dans un accueil d’urgence. Mais comme, une fois admises, elles constatent que rien n’a été pensé pour elles, elles sont déçues. Elles sortent alors du dispositif et ne veulent plus entendre parler d’urgence sociale. » Survient donc chez ces personnes un refus « postérieur irréversible », un non-recours que Stéphane Rullac qualifie de « non-retour ».

40 % des potentiels bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire ne l’utilisent pas.

Menée en 2019 et 2020, en réponse à un appel à projets de la Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap (Firah), cette enquête pointe donc la dimension systémique, ou à tout le moins collective, de cette tendance : « Historiquement, les secteurs du handicap et de l’urgence sociale sont cloisonnés, détaille Stéphane Rullac. Donc, parmi nos recommandations, pour changer les choses, figurent un référent handicap dans les lieux d’accueil et, de façon plus large, une acculturation des professionnels de l’hébergement au handicap. »

« Je pensais ne pas avoir cotisé »

Marie-Jeanne, 76 ans aujourd’hui, a exercé aux côtés de son mari d’alors le métier d’agricultrice, jusqu’à ses 39 ans. Elle est ensuite devenue successivement salariée de supermarché, gardienne d’immeuble, femme de ménage, garde d’enfants. L’âge de la retraite venu, elle a demandé ses seuls droits liés à son activité salariée. Mais n’a présenté aucune requête à la Mutuelle sociale agricole : « Je pensais ne pas avoir cotisé », raconte-t-elle. Jusqu’au jour où une rencontre fortuite avec le frère d’un agent de cette caisse lui met la puce à l’oreille. Et si, finalement, elle pouvait obtenir un complément à sa maigre retraite ? « Ils m’ont envoyé un courrier. J’y avais droit. Depuis, je perçois un peu plus de 250 euros par mois, actuellement 283,61 euros exactement. » Un apport non négligeable, dont elle n’a pas bénéficié pendant cinq ou six ans. Instruite de son expérience, elle a adressé une autre demande pour obtenir une pension de réversion à la suite du décès de son ex-mari. En vain cette fois. « On ne sait pas toujours vraiment ce à quoi on a droit », reconnaît-elle.

« Du temps pour faire valoir ses droits »

En 2011, Claire, 48 ans, subit une série d’importantes interventions chirurgicales après avoir découvert qu’elle est porteuse d’une maladie rare évolutive. En arrêt maladie pendant près de deux ans, elle dépose une demande d’invalidité. Et essuie un refus. « Je m’y attendais un peu. Le médecin de la Sécurité sociale m’avait dit que j’étais trop jeune pour être en invalidité… » Découragée, elle ne fait pas appel. Mais n’a jamais pu reprendre son activité à plein temps, ce qui lui vaut une diminution de salaire. Et a aggravé ses problèmes de santé : « Maintenant

que je lève le pied, je me rends compte que j’ai beaucoup tiré sur la corde », confie-t-elle. Sa nouvelle demande, cet automne, vient d’être acceptée : son mi-temps thérapeutique se voit ainsi compensé par une pension d’invalidité de catégorie 1. Elle vient aussi de demander les équipements de poste auxquels elle aurait pu prétendre depuis des années. Ce fauteuil et cette souris adaptés amènent ses collègues à lui poser des questions, elle dont le handicap reconnu sur le plan administratif restait jusque-là invisible. « Il me reste à voir ce que je peux obtenir pour mon prêt immobilier, ce que pourrait m’apporter la prévoyance de mon entreprise… Mais chaque non-réponse génère un stress. Et puis il faut du temps pour faire valoir ses droits. »

Le non-recours, s’il n’exclut pas une part de responsabilité individuelle parfois, ne saurait donc être réduit à cela. Ce que confirme Isabelle Bouyer, déléguée générale d’ATD Quart Monde. Certes, explique-t-elle, la méconnaissance de leurs droits par les bénéficiaires potentiels, ou même parfois par les agents des services publics ou les travailleurs sociaux qui les accompagnent, explique une part des non-recours. Mais elle observe aussi, parmi les causes de ces refus, une défiance à l’égard des administrations ou des services sociaux. Même constat au sein de la -Fédération des acteurs de la solidarité, dont la responsable des missions juridiques, Katya Benmansour, déplore que « les délais légaux d’obtention d’une réponse ne soient pas adaptés aux situations de grande précarité».

L’impossible mesure

La reconnaissance de la dimension collective du non-accès aux droits s’étale sur plusieurs décennies. Les premiers travaux sur le non-recours sont anglo-saxons et datent des années 1980. Ils étaient centrés sur les causes individuelles. En France, la recherche sur le sujet se structure au tournant des années 2000, avec la création, en 2002, d’un Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) au sein de l’université Grenoble-Alpes. Son but : permettre un meilleur diagnostic de la situation, pour éclairer les pouvoirs publics. Il travaille régulièrement avec des collectivités territoriales, la métropole lyonnaise actuellement, en particulier pour connaître les non-recours aux prestations facultatives mises en place. Car, s’il est difficile de chiffrer les non-recours aux aides obligatoires de la solidarité nationale, « c’est pire encore pour les mesures locales », indique Héléna Revil, sa responsable scientifique.

« La problématique centrale du non-recours reste de le mesurer, abonde Pierre Mazet, chercheur en sciences sociales. Pour plusieurs raisons. D’abord, on ne connaît pas la population potentielle qui pourrait bénéficier d’une aide. Et plus ses conditions d’éligibilité sont complexes, plus le phénomène s’aggrave. Ensuite, les institutions ne communiquent pas volontiers leurs chiffres, qui pourraient laisser penser qu’elles n’accomplissent pas correctement leur travail. Enfin, si le non-recours baisse, les dépenses augmentent… Or, parfois, les directeurs des prestations et les agents comptables ne partagent pas les mêmes finalités… »

Le Secours populaire offre des tablettes aux plus défavorisés et les forme au numérique.

Malgré tout, quelques chiffres paraissent. En 2021, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale observait que seuls 7,2 des 12 millions de potentiels bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire l’utilisaient. En 2018, la Caisse nationale des allocations familiales rapportait qu’entre 7,5 % et 8,2 % des allocataires de la branche famille ne percevaient pas toutes leurs prestations. La Caisse nationale de l’assurance vieillesse remarque pour sa part qu’à 70 ans un tiers des assurés n’ont pas enclenché tous leurs droits. Le manque de précisions chiffrées un tant soit peu exhaustives se révèle d’autant plus regrettable que, lorsqu’elles existent, elles donnent souvent lieu à des mesures pour réduire le non-recours. Ainsi de la prime d’activité, créée en 2016, après qu’une grande enquête en 2011 avait souligné qu’un bénéficiaire sur deux du revenu de solidarité active (RSA) ne profitait pas de l’ensemble des droits afférents, financiers ou en matière d’insertion professionnelle.

Illectronisme

En dépit de l’absence de données, les chercheurs comme les acteurs associatifs observent un accroissement du non-recours. De plus en plus ciblées, les aides deviennent d’autant plus complexes à identifier. Conséquence : les personnes concernées peinent à s’y retrouver, et donc à en bénéficier. Surtout (et bien que, là encore, aucun chiffrage exhaustif n’existe), la dématérialisation, rendue obligatoire pour l’accès à nombre de services publics, aggrave notoirement le phénomène.

En 2017, déjà, le Défenseur des droits soulignait qu’une personne sur cinq rencontrait des difficultés à faire valoir ses droits du fait de cette dématérialisation, un chiffre qui montait à une personne sur quatre parmi les populations les plus précaires. L’illectronisme touche 17 % de la population. Les sites Internet inaccessibles compliquent l’accès à leur contenu pour les personnes handicapées, visuelles ou auditives en premier lieu. « C’est le caractère obligatoire du passage par Internet qui amplifie le non-recours, précise Pierre Mazet. Et ce même si, pour certains, la dématérialisation peut au contraire faciliter la demande d’ouverture d’un droit : elle évite la stigmatisation de se signaler à un service social. Mais cela vaut pour les personnes dotées d’un assez fort capital culturel. »

Sans moyens humains et financiers pour les services publics, la donne ne changera pas.

La crise sanitaire a fragilisé de nouveaux publics et renforcé le recours au numérique puisque les agents ont télétravaillé massivement. Autant de raisons supplémentaires, pour les associations de soutien aux démunis, de se montrer mobilisées sur le sujet. À l’image du Secours populaire français, qui a offert de nombreuses tablettes à des populations défavorisées, qui forme à l’accès au numérique et aide, grâce à des bénévoles, à la réalisation de démarches. Y compris en se déplaçant au plus près du domicile des plus vulnérables, avec des proxibus.

« La solution consiste pour nous à aller vers les personnes, pour lutter contre le non-recours, en particulier des plus exclus », explique Jean Stellittano, secrétaire général de la fédération des Alpes-Maritimes.

Hypocrisie

Certaines administrations elles-mêmes s’emparent du problème. Comme les caisses d’allocations familiales (CAF), qui, dès 2014, ont mis en place des guichets uniques, baptisés « les rendez-vous des droits ». Avec succès. En 2016, une enquête a montré que 63 % des personnes ainsi informées avaient accédé à un de leurs droits dans les trois mois. Mais pour une personne sur cinq, au moins une des démarches évoquées lors de ce rendez-vous n’avait pas été suivie d’effet. Les prestations les plus fréquemment mises en œuvre à l’issue de ces rendez-vous étaient celles servies par la CAF. Autrement dit, celles pour lesquelles les personnes avaient pu être accompagnées dans la constitution du dossier, par un agent du service concerné.

De quoi amener la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) à reconnaître, en juin 2020, que, pour trouver les solutions adaptées, il convient de ne « pas se focaliser sur les freins individuels » mais aussi de tenir compte du « contexte sociétal », du « design de la prestation » et de l’« organisation administrative ».

Les pouvoirs publics ont-ils pris la mesure du problème ? Ils ont érigé la lutte contre le non-recours en axe de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté adoptée en 2018. Ils ont mis en place une automaticité entre le bénéfice du RSA et celui de la -couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Ils créent, en milieu rural, des guichets « France services », qui rapprochent les citoyens des agents de divers services publics (finances publiques, Pôle emploi, missions locales, Agence nationale des titres sécurisés…).

« Il y a une forme d’hypocrisie des gouvernants, lorsqu’ils parlent du non-recours sans rien faire pour modifier les choses », s’agace Pierre Mazet. Une façon pour lui comme pour d’autres spécialistes de souligner que, sans moyens humains et financiers attribués aux services publics, la donne ne changera pas.

Autre sujet d’inquiétude : la poursuite de la dématérialisation annoncée pour 2022. Trop brutale et trop globale, elle continuera d’exclure des publics qui, jusque-là, parvenaient à accomplir leurs démarches, en se rendant à la poste ou dans un service public. Enfin, sans simplification des prestations autant que des voies de contentieux, le non-recours persistera. Sur ce plan, l’enterrement du revenu universel d’activité a suscité des regrets.

Sans volonté politique forte, qui, selon Pierre Mazet, devrait se manifester par un portage au niveau du Premier ministre, le problème du non-recours ne pourra pas être résolu. Un gain financier de court terme pour l’État et ses administrations, mais un coût économique et social bien plus important à venir puisque, faute de pouvoir se soigner, se nourrir, trouver un logement, etc., les personnes précaires verront leur situation se dégrader encore davantage.

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