« Un autre monde », de Stéphane Brizé : « Montrer le bras armé du système »

Dans _Un autre monde_, Stéphane Brizé met en scène un directeur d’usine sommé de licencier. Comment refuser ? Entretien croisé entre le cinéaste et le cadre Laurent Choain.

Christophe Kantcheff  • 14 février 2022 abonné·es
« Un autre monde », de Stéphane Brizé : « Montrer le bras armé du système »
Philippe Lemesle (Vincent Lindon) est ce qu’on appelle dans le monde de l’entreprise un «u2009surperformant angoisséu2009».
© Nord Ouest Films/France 3 Cinéma/Michael Crotto

Stéphane Brizé et Laurent Choain appartiennent à des milieux fort différents. Mais le premier, cinéaste, s’est plongé dans le monde du second, directeur des ressources humaines – ou plus exactement « chief leadership, éducation & culture » – du groupe Mazars, c’est-à-dire celui des cadres dirigeants. Il en a tiré son nouveau film, Un autre monde, où Philippe Lemesle (Vincent Lindon), directeur d’une usine du consortium multinational Elsonn, est sommé d’appliquer un énième plan de licenciement que, cette fois, il refuse d’assumer. Cet entretien croisé, fort de convergence et de références communes, est d’autant plus précieux que son existence même n’avait rien d’une évidence : qu’un cadre use publiquement de sa liberté de parole restant à ce jour une anomalie.

Après La Loi du marché (2015), qui mettait en scène un chômeur ayant retrouvé un emploi suscitant en lui un dilemme moral, et En guerre (2018), qui suivait un syndicaliste dans un contexte de fermeture d’usine, voici Un autre monde, qui montre la souffrance des cadres, en l’occurrence d’un cadre dirigeant. Quelle a été la genèse de ce dernier film, qui forme avec les deux précédents une trilogie ?

Stéphane Brizé : La trilogie n’a pas été pensée d’emblée. Je ne me suis pas dit : je veux développer trois points de vue, je fais trois films. D’ailleurs, un réalisateur qui aurait une telle idée penserait « série ». En réalité, chaque long-métrage a suscité le suivant, de par les rencontres et les questions qui sont apparues. Parce que je travaille avec des acteurs non professionnels, en tournant En guerre, j’ai rencontré des cadres qui m’ont raconté certaines de leurs difficultés à porter des décisions de leur entreprise.

Dans En guerre, il y a deux scènes où le personnage du syndicaliste se retrouve face au cadre qui a pour mission la fermeture du site. Pendant le montage, nourri de ces discussions, je me suis interrogé : cet homme est-il si à l’aise que cela avec l’injonction dont il est le vecteur ? C’est la première graine à l’origine d’Un autre monde.

J’ai ensuite rencontré 20 à 25 cadres, avec lesquels j’ai effectué un travail de journaliste, leur posant à chacun et chacune (il y avait à peu près un tiers de femmes) des questions trois heures durant. Tous ont été d’une manière ou d’une autre écartés de leur fonction de directeur de site ou de directeur général. Certains ont été renvoyés, d’autres ont fait un burn-out, et quelques-uns seulement ont pris d’eux-mêmes du recul. Au bout d’un certain temps, un récit objectif s’est dessiné, car on me racontait peu ou prou la même histoire. Ils ont eu le sentiment d’avoir participé à la construction de l’entreprise. On leur a demandé d’utiliser toutes leurs compétences pour créer ou développer des sites. Et puis est arrivé un moment où on a

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Cinéma
Temps de lecture : 14 minutes