Entre jihad et néonazisme : la haine à la carte

Politis s’est procuré des documents d’enquête inédits révélant comment des jeunes radicalisés sur les réseaux sociaux et prêts à passer à l’acte oscillent entre les deux idéologies de chaos. Un plongeon sans détour dans la porosité des haines.

Nadia Sweeny  • 23 mars 2022
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Entre jihad et néonazisme : la haine à la carte
© Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Ils étaient confidents. À 740 km l’un de l’autre, chacun derrière son écran, Leïla et Christian se sont raconté des choses qu’ils n’avaient jamais avouées à personne. Leïla a 18 ans lorsque, le 21 avril 2021, elle est arrêtée par les services de sécurité intérieure (DGSI) à Béziers, accusée de préparer un attentat jihadiste. Christian en a 16 quand, en août de la même année, il est interpellé dans sa petite ville d’Alsace, suspecté de fomenter une tuerie de masse à connotation néonazie avec son « frère d’armes », Mateo, 16 ans lui aussi, rencontré sur le web. Tous trois se sont côtoyés, mus par une haine viscérale du reste du monde, oscillant entre les deux plus grandes offres idéologiques de chaos du moment : le néonazisme et l’islamisme radical.

« J’aime bien voir les gens se faire décapiter »

Depuis que Leïla a lâché son CAP de couture, fin 2018, elle s’est enfermée dans un univers virtuel, planquée dans sa chambre : elle retire soigneusement la poignée afin que personne n’y pénètre. Une petite pièce insalubre où ordures et papiers gribouillés cohabitent avec des bouteilles d’acide et d’acétone : ingrédients d’explosifs que la jeune fille cherche à fabriquer. Sur le mur défraîchi, des photos de jihadistes en action sont épinglées à côté de celle de la tête ensanglantée de Samuel Paty. L’adolescente solitaire se claquemure pour échapper à la violence quotidienne d’un père alcoolique, d’une mère désinvolte, d’une famille nombreuse en déshérence. Lorsqu’en décembre 2019 les services sociaux viennent chercher son petit frère et sa sœur, Leïla, alors âgée de 16 ans, tente violemment de défendre un semblant d’unité familiale. Couteau à la main, «déterminée à en découdre avec la police, dans une colère froide et engagée »,lit-on dans le rapport des services sociaux. Mais elle ne peut rien empêcher.

Leïla ne devait même pas se trouver là : elle avait été placée en foyer deux mois plus tôt à la suite d’un signalement Pharos (1). Sur Instagram, elle avait raconté à une collégienne qu’elle voulait « mettre fin à ses jours après avoir commis un meurtre », lit-on dans le rapport de police. Placée en garde à vue, elle avouait au brigadier, un sourire aux lèvres : « J’aime bien voir les gens se faire décapiter. La personne qui souffre, celui qui coupe la tête, la mort. » L’affaire sera classée sans suite et Leïla placée en foyer.

Mateo, 16 ans, veut tuer « des juifs, des Noirs, des francs-maçons, des Arabes…»

Quelques semaines plus tard, elle fugue pour retourner dans son antre. Personne ne l’a cherchée. Personne ne l’a d’ailleurs prise en charge après ces événements. Elle a donc repris ses pérégrinations frénétiques sur les réseaux sociaux. À l’été 2020, elle rencontre Christian, alias Poutine4555, sur un groupe Instagram nommé « True Crime Community » – « communauté des crimes réels ». S’y côtoie une masse de gens avides d’exploits de tueurs en série et de faits divers gore.

L’« Œuvre »

Issu d’une petite classe moyenne de l’est de la France, Christian est un jeune garçon à problèmes. Diagnostiqué hyperactif, il a une scolarité chaotique. Lui aussi est solitaire, habité d’une colère profonde contre ses camarades qui le dénigrent et le maltraitent. Depuis ses 13 ans, Christian a des idées noires. Il s’enferme dans sa salle de bains et se scarifie, tente de se pendre dans sa chambre. Imprégné des discours de l’extrême droite, il s’abreuve d’une propagande qui lui donne l’impression d’être plus fort. De faire partie d’un groupe. Sur les réseaux sociaux, il suit par exemple la « république blanche de Bourgogne », qui propose de construire un « espace vital aryen au cœur de l’Europe ».

Pourtant, avec Leïla, ils se trouvent. Entre avril 2020 et janvier 2021, ils partagent leurs malheurs, leur quotidien. Peu importe qu’elle penche plus du côté jihadiste. Sur les décombres de leurs vies, ils trouvent des terrains d’entente. Aux policiers, l’adolescent explique : « C’était ma meilleure amie parce que, quand je lui disais des choses, elle me comprenait, elle ne se moquait pas de moi, elle ne m’humiliait pas. » C’est à lui que Leïla confie pour la première fois les agressions sexuelles qu’elle dit avoir subies. « Je n’en ai parlé à personne d’autre. Jamais », jure-t-elle à la juge d’instruction.

Pour lui, la jeune fille fera des dessins de croix gammées et de croix celtiques avec les inscriptions : « Nègres dehors », « fuck islam ». Elle dessinera même un plan de son lycéepour évoquer des projets d’attaque. « Je voulais lui plaire. » Car Christian prépare quelque chose de grandiose avec son ami virtuel, Mateo. Un projet que les deux jeunes néonazis appellent leur « œuvre » :une tuerie de masse synchronisée dans leurs lycées respectifs, pour se venger.

Mateo, alias Eric Harris – en hommage à l’un des meurtriers de Columbine (2) –, veut élargir son attaque aux mosquées et mène des repérages. Il se filme en tenue martiale, clamant vouloir tuer « des racailles, des juifs, des Noirs, des homosexuels, des francs-maçons, des Arabes, des métis ». Les deux jeunes garçons se voient en « dieux » dont la mission est de « purger le monde ». Cette « œuvre » doit avoir lieu le 20 avril 2022, date anniversaire du massacre de Columbine. Celle d’Adolf Hitler aussi.

Les deux adolescents échangent sur les méthodes à employer. Mateo suggère de louer un camion pour faire « comme l’attentat à Nice en 2016 ». Leïla les aide à sa façon : elle transmet à Christian une fiche méthode de Daech : « comment faire un attentat avec un camion ». Elle lui envoie aussi un tutoriel jihadiste pour fabriquer du TATP – un explosif. Mais Christian l’a déjà. « Je prépare un massacre », se glorifie le garçon sur sa page Instagram, appelée « Fuck le harcèlement ». Leïla et Mateo y sont inscrits.

Originaire de Seine–Maritime, Mateo a longtemps souffert de harcèlement scolaire et personne ne l’a protégé. Un immobilisme qui alimente sa rage. Proche du mouvement « incel (3) », il voue une haine féroce aux filles qui l’ont rejeté, au point de les intégrer dans sa liste de personnes à exécuter. Pour lui, comme il l’explique aux policiers, « Fuck le harcèlement » est clairement « un groupe d’extrême droite et de suprématie blanche », qui rassemble une dizaine d’internautes de plusieurs pays, dont beaucoup échangent sur leurs projets de tueries de masse. Leïla y figure sous le pseudo « 444krg ». Mais, en janvier 2021, elle se dispute avec Christian. Au gré des disparitions de comptes régulés par les modérateurs, ils se perdent de vue… et finissent par se languir l’un de l’autre.

L’adolescente s’inscrit sur plusieurs groupes de discussions liés à Attomwaffen Division (voir encadré), sur lesquels « certains parlaient de jihadistes, d’autres du tueur de la Nouvelle-Zélande et d’autres encore de nazis ». Elle utilise différents pseudos explicites : « antinoirs », « tueursdejuifs », « waffensoldier », « 1488hk », etc. « Je voulais retrouver Christian », avoue celle autour de laquelle rôdent les recruteurs de la haine. Sur « Atomwaffen Command », elle rencontre « Alex », qui prétend venir de Turquie. «Sa photo de profil était celle du tueur de Nouvelle-Zélande (4) », explique Leïla à la DGSI, mais, «après, il a dit vouloir attaquer au nom de l’islam. » Leïla ne cesse de clamer qu’elle veut « attaquer la France » et qu’elle cherche des armes. Alex promet de lui en faire passer en contrebande.

Jihad

Puis, au gré des algorithmes, Leïla s’abonne au canal « 19HH », énième chaîne d’endoctrinement d’Omar Diaby, alias Omar Omsen, jihadiste français considéré comme l’un des plus influents recruteurs de combattants. Sa technique : une profusion de vidéos de propagande à l’origine de 80 % des autoradicalisations en France, comme le détaille Dounia Bouzar dans un rapport du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam publié en 2014.

Présent depuis 2013 en zone irako-syrienne, Omar Omsen, plutôt affilié à Al-Qaida qu’à l’organisation État islamique, a son propre groupe, installé à la frontière turque. Sur ce canal, Leïla se fait appeler « Sarah ». Et, comme chaque fois, elle clame vouloir passer à l’acte. Un profil étrange prétend lui parler de Syrie et l’incite à faire une vidéo d’allégeance à l’État islamique avant d’attaquer une église à Strasbourg. Les services de renseignement n’ont pas réussi à l’identifier.

En revanche, ils trouvent rapidement le gestionnaire de l’éphémère chaîne « 19HH » : Yuri, un jeune Franco–Japonais de 17 ans, en prépa au très select lycée Henry-IV, à Paris, converti à l’islam. La description de son canal Telegram montre clairement son objectif : « Pour préparer votre Hijra [émigration vers une terre islamique, NDLR], vous pouvez prendre contact directement avec le groupe. » Un lien renvoie vers un certain « Bilal Ibn Omar », qui se présente comme le fils d’Omar Omsen.

Yuri n’a qu’une hâte : partir faire le jihad. Il a déjà retiré 5 000 euros en liquide. Son départ est pour octobre 2021. Mais il aimerait emmener la « sœur » avec qui il discute depuis quelques semaines. « Il m’a parlé de me marier, se souvient Leïla devant les policiers. Quitter la France, mais pas pour aller en Syrie. Il était question de partir en Afghanistan, en Malaisie ou aux Maldives, je ne sais plus, ou alors la Turquie. Je lui ai dit que je faisais la prière et que je vivais à Marseille, mais ce sont des mensonges. C’était pour qu’il me parle encore. »

De Merah à Hitler

Leïla s’abonne aussi à une chaîne de Nasheed – chant islamique a capella –, dont elle envoie des extraits à Mateo, pourtant très ancré dans ses idéologies nazies. Sans réaliser que tous les deux connaissent aussi Christian, ils évoquent leurs projets violents. Leïla lui confie qu’elle veut attaquer son ancien lycée et l’église à côté de chez elle. « Elle hésitait avec le nazisme, mais était plus attirée par Daech », conclut Mateo devant les policiers. « Elle m’avait envoyé un Nasheed qui se nommait “mécréant de l’humanité”, je me souviens l’avoir beaucoup écouté et l’avoir retranscrit dans un cahier. »

Dans l’un de ses cahiers, nommé « White Jihad », Mateo développe le point commun entre le jihadisme et la suprématie aryenne : tous les deux veulent instaurer « un État unique, suprême, éternel et combatif ». Devant les policiers, le jeune homme reconnaît qu’au collège il était fasciné par Mohamed Merah et « proche des idées d’Al-Qaida ». Aujourd’hui, « je m’en inspire pour les techniques de combat ». Car ce n’est pas le prophète de l’islam qui lui a tendu la main dans ses songes, mais Adolf Hitler.

Dans une note du 26 mars 2021, Christian couche quelques lignes sur Leïla : « Je n’arrive pas à t’oublier, mais je m’habitue à ton absence. » En juillet, Yuri aussi se languit. « On avait le même âge, le même parcours de vie, on est tous les deux convertis, c’était parfait », se lamente-t-il auprès d’un candidat au jihad prêt à rejoindre le « Sham » avec lui. « Elle m’a demandé où trouver un fusil d’assaut. Je n’ai jamais vu une fille aussi courageuse. »

Yuri ne le sait pas encore, mais sa promise a été arrêtée. Un service de renseignement étranger a prévenu la France d’« une menace d’opération kamikaze imminente », peut-on lire dans le rapport de la DGSI. En garde à vue, la jeune femme s’épanche : « Je me suis intéressée à ces deux idéologies uniquement pour justifier ma fascination pour la mort violente. » Mais, promet-elle, «je ne croyais vraiment ni en l’une ni en l’autre ».

*Les prénoms ont été modifiés

Sur une chaîne Telegram liée au mouvement « islamogram », un utilisateur publie un drapeau qui contient des références à Daech, la croix gammée nazie et le drapeau confédéré.

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