Pour la Nupes, s’affranchir des règles européennes, un « plan B » possible mais risqué
La France insoumise et ses nouveaux alliés assument être prêts à « désobéir à des règles européennes »pour appliquer leur programme. Le choix du terme cristallise les polémiques tandis que les experts doutent de la stratégie adoptée.
dans l’hebdo N° 1705 Acheter ce numéro
N ous allons peut-être refermer la fracture qui existe entre les partis de gauche sur la question européenne »,espère Manon Aubry, eurodéputée LFI. La position de la France face au droit européen s’est retrouvée au cœur des compromis entre les différents partis de gauche pour les législatives. Parmi les principales dissensions, l’utilisation du terme « désobéissance ». « Pour être en capacité d’appliquer notre programme […]_, il nous faudra être prêt·es à désobéir à certaines règles européennes »_, peut-on lire dans l’accord signé avec EELV. Le PS a eu beau préférer le mot « déroger », le non-respect du droit européen a vite été propulsé au centre des débats médiatiques, régulièrement dénoncé par la droite.
« Il y a des caricatures erronées des deux côtés », estime Shahin Vallée. L’économiste et chercheur à l’Institut européen de la London School of Economics craint surtout que cette affirmation frontale offre un prétexte à d’autres pour justifier des lois liberticides, comme en Pologne et en Hongrie. Pour Manon Aubry, « cette façon de penser résulte d’une volonté délibérée de LREM de nous associer à des États totalitaires ».Cela n’empêche pas l’eurodéputée de renvoyer la balle : « Macron désobéit déjà, la différence c’est qu’il le fait en catimini. » Le chercheur Shahin Vallée abonde : « Il a beau être l’un des présidents les plus pro-européens, il n’hésite pas à s’affranchir de certaines règles, de manière brutale parfois. » L’expert fait ici référence à l’arrêt French Data Network, rendu par le Conseil d’État en avril 2021. La France avait alors refusé de se conformer au droit européen sur la protection des données, au nom d’un impératif constitutionnel de sécurité intérieure. « La justice européenne a condamné la France, considérant qu’elle violait la convention européenne des droits de l’homme. Ce qui est bien plus préoccupant que la désobéissance à des règles budgétaires avancée par LFI », considère Shahin Vallée.
Flexibilité
Pacte de stabilité et de croissance, droit de la concurrence et politique agricole commune… Telles sont les règles principalement visées dans les accords de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale. Des « blocages » européens détaillés dans le plan « Notre stratégie en Europe » édité par l’Union populaire en complément de son programme L’Avenir en commun. Les experts en droit européen se montrent pourtant circonspects quant à la nature si contraignante des règles citées. « Elles comprennent beaucoup d’atténuations et d’exceptions », estime Tania Racho, docteure en droit européen et contributrice du site Les Surligneurs, spécialisé dans le fact-checking juridique. « Certains points de ce programme peuvent tout à fait bénéficier de dérogations. »
« Il y a les traités d’un côté, la mise en œuvre de l’autre, régulièrement renégociée. »
Ce plan de l’Union populaire dénonce en particulier le pacte de stabilité et de croissance qui impose aux États de maintenir leur déficit public en dessous des 3 % de PIB. Un frein à « notre capacité à investir dans la bifurcation écologique et sociale », selon LFI. Cette règle est pourtant relativement flexible. Manon Aubry, coordinatrice du plan, n’hésite pas à le rappeler en citant 171 violations non punies de sanctions. Ce que confirme Araceli Turmo, enseignante-chercheuse spécialisée en droit européen : « On a vu des mesures de dépenses publiques massives lors de la crise de l’euro ou du covid, ce n’est pas respecté à la lettre et il est réducteur de dire qu’elle empêche d’investir. »
D’autres règles comme le droit de la concurrence et la politique agricole commune peuvent être plus contraignantes. Mais, là encore, « il y a les traités d’un côté, la mise en œuvre de l’autre, régulièrement renégociée », indique Araceli Turmo. À titre d’exemple, « il est tout à fait possible de renationaliser des entreprises, comme le souhaite LFI. Ce qui est interdit, c’est d’empêcher des entreprises concurrentes de venir sur le même marché ».
Rapports de force
Dans son plan, LFI se montre prête à une « confrontation avec la machine bruxelloise » et liste une série de leviers. Parmi eux, le recours à des opt-out – options de retrait – en amont ou en aval des signatures. « Se retirer d’un programme après sa mise en place est très compliqué, on l’a vu avant le Brexit, quand David Cameron a voulu renégocier la libre circulation des personnes, ça n’a pas été très concluant », commente Araceli Turmo. L’exemple cité dans le plan est celui de la Suède et son refus d’adopter l’euro à la suite d’un référendum national. Exemple nuancé par l’experte : « En réalité la Suède n’était jamais passée à l’euro, il ne s’agissait pas réellement d’un retour en arrière. »
Manon Aubry reprend l’exemple de l’Espagne, cité dans le plan : « En 2021, le pays n’a pas hésité à adopter des mesures de contrôle des prix de l’énergie, quitte à déroger aux règles de concurrence européennes. » Un raccourci, estime Araceli Turmo, qui rappelle que le pays s’est allié avec le Portugal pour obtenir l’accord de la Commission européenne. Cet exemple reste « la démonstration précise de notre stratégie », rappelle l’eurodéputée. « L’Espagne s’est dite prête à le faire sans autorisation de la Commission et cela a permis de changer les règles. C’est comme cela que fonctionne l’Union européenne. Sous la pression. »
Pour Araceli Turmo, au contraire, « vu le fonctionnement habituel des institutions, cette attitude peut générer une perte d’influence et de solidarité ». Même crainte lorsque l’on évoque la constitution de rapports de force fondés sur la position de la France, deuxième économie au sein de l’Union européenne. Elle pourrait par exemple décider de conditionner sa contribution au budget de l’UE, mais « cela se reviendrait à du chantage à la Thatcher, égoïste et peu compatible avec l’idée de construction européenne », d’après la chercheuse.
Malgré l’argument des « procédures qui s’étalent sur plusieurs années et ne sont souvent jamais appliquées », la menace de sanctions subsiste. « La Commission ne se gênera pas pour lancer un recours au manquement et une procédure d’infraction, qui engageraient les finances de l’État à hauteur de plusieurs millions d’euros d’amende », rappelle Tania Racho. Mais, là encore, la sécurité économique de la France a le mérite d’éloigner les risques, selon Manon Aubry. « Si la Commission décidait de suspendre le versement de subventions, nous pourrions suspendre notre contribution et tout le monde serait perdant. »
Exceptions
Reste à voir si des mesures contraires au droit européen peuvent dans un premier temps être effectives sur le territoire national. Un autre mur se dresse : celui de la législation française. Toute entreprise ou citoyen peut se présenter devant un juge administratif et se plaindre du non-respect du droit européen dans le cadre d’un contentieux. Ce dernier a alors le pouvoir d’écarter une loi française, en vertu de la primauté du droit européen. Des exceptions à cette primauté sont envisageables, si elles sont édictées par les juges de la Cour de cassation ou du Conseil d’État, pour protéger des principes constitutionnels – ce qui fut le cas dans l’affaire de French Data Network. C’est à ce titre que l’Union populaire souhaite intégrer un « principe de non-régression écologique et sociale » dans la Constitution française.
Faire primer l’identité constitutionnelle d’un État n’offre pourtant aucune assurance quant à la réalisation des ambitions portées. « Ce serait trop unilatéral pour être cohérent avec l’urgence environnementale », juge Tania Racho. Sa consœur Araceli Turmo la rejoint sur ce point : « Le débat est trop franco-centré, il faut se concentrer sur les alliances compatibles avec la logique européenne et les objectifs visés. » Ces désobéissances frontales et unilatérales ont beau prendre une place conséquente dans le débat public, elles ne sont qu’un plan B dans la stratégie en Europe de l’Union populaire. Bien moins médiatisée, la construction de rapports de force et de « coopérations approfondies avec d’autres États » figure en première position parmi les outils cités.