L’écologie décoloniale à la croisée des luttes

Des militants s’organisent pour tenter de sortir d’une écologie blanche, bourgeoise et environnementaliste qui, selon eux, ferme les yeux sur les dommages de la colonisation.

Koupaïa Rault  • 1 juin 2022 abonné·es
L’écologie décoloniale à la croisée des luttes
À Lille, la statue contestée du général Louis Faidherbe (1818-1889), qui fut le colonisateur du Sénégal.
© DENIS CHARLET/AFP

En mai 2020, depuis son appartement dans l’Hexagone, Yekrik a les yeux rivés sur les images des statues qui sont déboulonnées en Martinique. La symbolique est forte, les réactions politiques et médiatiques bruyantes et effrayées. Qui a peur de reconnaître les impasses du « récit national » ? Certainement pas les descendants de l’immigration postcoloniale. Depuis, Yekrik cartographie rues, statues, lycées, places et jardins publics rendant hommage à des figures esclavagistes ou colonialistes. Le projet se cantonne d’abord à Lyon, puis mûrit et s’étend. Jusqu’au samedi 21 mai, où des militants du Front de lutte pour une écologie décoloniale (Fled) se réunissent discrètement, prêts à sillonner les métropoles françaises pour mettre en lumière la violence coloniale dans l’espace public.

À Lyon, l’extrême droite a pignon sur rue. Et représente un danger potentiel. Habituellement, la nuit n’appartient pas aux militants féministes et antiracistes. Mais, ce soir-là, ils se dispersent dans les arrondissements de la ville. Et, en quelques heures, la majorité des boulevards sont recouverts d’affiches ornées de flammes rouges et vertes, et d’un QR code renvoyant directement à la carte interactive sur laquelle ils travaillent depuis des mois. Paul Bert, Gallieni, de Gaulle, Jaurès… Du général meurtrier au penseur du « bienfait colonial », chaque point est associé à quelques éléments biographiques, citations et faits d’armes coloniaux des hommes que l’on honore ici.

Ce ne sont pas que des personnages de l’histoire qui sont décriés par les militants, mais aussi les vestiges et trophées des actes passés. Ainsi, cent ans après l’Exposition coloniale de Marseille, au pied de la gare Saint-Charles, trônent toujours deux immenses statues de femmes nues et exotisées, évoquant la domination impériale en Afrique et en Asie. Si la démarche est similaire à celle du Guide du Paris colonial et des banlieues, de Didier Epsztajn et Patrick Silberstein (Syllepses, 2018) et de l’ouvrage De la violence coloniale dans l’espace public. Visite du triangle de la Porte Dorée à Paris, de Françoise Vergès et Seumboy Vrainom (Shed Publishing, 2021), jamais une cartographie d’une telle ampleur n’avait été réalisée.

La liberté de choisir, d’être entendu, l’autonomie des personnes issues de l’immigration sont au cœur des motivations du Fled. Pour l’instant, pas question de renommer les rues : « A minima, il est indispensable d’informer les citoyen·nes sur ce qu’ils ont été », glisse un sympathisant parisien. « Nous, on aimerait qu’il n’y ait plus aucun hommage colonial dans la rue, donc tout retirer, mais on souhaite surtout que les gens se réapproprient la question et en fassent ce qu’ils jugent bon », appuie Yekrik.

On aimerait qu’il n’y ait plus aucun hommage colonial.

L’écologie décoloniale sort d’une conception purement environnementaliste. Malcom Ferdinand, ingénieur dans l’environnement et chercheur au CNRS, constate dans son ouvrage Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen (Seuil, 2019) qu’en se concentrant sur l’impact visible et subi par les Occidentaux, les associations basées en métropole ont trop longtemps écarté de la question écologiste la colonisation et ses conséquences destructrices. Pourtant, l’empoisonnement aux pesticides, le chlordécone aux Antilles ou l’agent orange au Vietnam, les essais nucléaires en Algérie et dans le Pacifique ou l’extraction d’uranium dans les mines kazakhs et nigérianes (nécessaire au nucléaire, encore qualifié d’énergie « verte » par beaucoup) sont autant d’exemples du besoin de renouveler la grille d’analyse écologiste.

Né il y a deux ans, pendant les premiers soubresauts du mouvement Black Lives Matter, le Fled apparaît comme un espace de renouveau politique pour des militants écologistes désabusés par les organisations traditionnelles. Les activistes mobilisés sont pour la plupart des anciens d’Alternatiba, de Youth For Climate ou d’Extinction Rebellion. Razmig Keucheyan, sociologue à l’université de Paris qui a largement contribué à importer la notion de racisme environnemental en France, écrit dans son livre La nature est un champ de bataille (La Découverte, 2014) que « la couleur de l’écologie n’est pas le vert, mais le blanc ». Par là, il met non seulement l’emphase sur la blanchité du discours, mais aussi largement sur la blanchité du milieu militant qui le propage. Appropriation culturelle, infantilisation, « complexe du sauveur blanc », négation de l’action coloniale… Les reproches sont nombreux et tous ceux que nous avons rencontrés sont fatigués d’avoir dû y mener une « bataille contre des idées ou comportements racistes ».

Le collectif décide donc de se former et de s’organiser en mixité choisie sans personnes blanches, une pratique condamnable depuis la promulgation de la loi séparatisme. Si faire bande à part quand on revendique l’égalité peut sembler paradoxal, Seumboy Vrainom, qui explore les mémoires coloniales sur Internet sous le pseudonyme « Histoires crépues », explique la non-mixité comme un besoin de se retrouver et d’exprimer sa différence, dans un contexte politique où l’intégration « à la française » est largement synonyme d’assimilation, y compris dans les milieux militants.

Premiers concernés

Et de fait, bien que l’écologie sociale ou populaire semble prendre une importance croissante dans certains grands collectifs – avec de nouvelles initiatives telles que la maison Verdragon à Bagnolet –, l’intégration des premiers concernés et de leurs problématiques reste encore loin des efforts espérés. Quốc Anh, qui écrit régulièrement à ce sujet sur son blog Mediapart, explique que, « trop souvent, les personnes non blanches servent de cautions et n’ont pas leur propre “agentivité”, c’est-à-dire la faculté de parler pour elles-mêmes par elles-mêmes. Soit on parle à notre place, soit notre parole sert seulement à appuyer les revendications déjà existantes qui sont faites sans nous ».Il raconte avec lassitude sa participation à une COP Jeune : « Quand j’y étais, la collapsologie était à la mode. Ce mouvement est incapable de considérer les inégalités Nord-Sud, raciales, de classe, de genre… et met tout le monde au même niveau. Ça a mené à des discussions interminables pour expliquer que parler de la démographie comme cause du changement climatique, notamment en Afrique et en Asie, c’était raciste. Des associations comme Démographie responsable pouvaient s’exprimer librement à des événements, sans que ça choque personne. »

C’est toujours la lutte du “plus grand nombre” qui l’emporte sur les autres, qui ne sont pas écoutées.

En se heurtant aux convictions universalistes profondément ancrées dans la gauche traditionnelle, la mixité choisie offre un espace où l’on peut « aller plus loin dans nos réflexions, partir d’une base commune d’intérêts », détaille Marjane. Aujourd’hui installé.e à Nice, iel est issu.e de la branche normande du mouvement jeune pour le climat, Caen en lutte pour l’environnement, et décrit avoir ressenti « une espèce de frustration de ne pas pouvoir parler de questions raciales liées à ces enjeux. Même des principes les plus simples, la base des bases, comme quand je parle à des papis de Lutte ouvrière et que l’on me dit que le racisme, ce n’est rien, et que l’important, c’est la lutte des classes. Mais c’est qui, la classe ouvrière aujourd’hui ? Beaucoup de personnes racisées ! ».

Mixité choisie

Fraîchement arrivée au Fled, Lina raconte le soulagement de trouver un espace d’intersection entre ces perspectives féministes, antiracistes et écologistes qui ne soit pas approprié par « les plus privilégié·es et leurs écogestes ». Ayant habité en Tunisie toute sa vie, elle relate : « Vu que le pouvoir d’achat est plus bas, on avait déjà un mode de vie inévitablement plus écolo que les Occidentaux. Quand je suis arrivée en France, les seuls exemples que j’avais, c’était par exemple ces bobos qui achètent en vrac, plutôt qu’un mouvement politique vraiment intéressant. »

Le collectif lyonnais peine pourtant à trouver du soutien depuis sa création. Et, de fait, les choix d’organisation en mixité choisie, et plus largement ceux des luttes autonomes, anarchistes, vont à contre-courant des stratégies adoptées par la gauche écologiste. Érik Neveu, expert en sociologie des mouvements sociaux, rappelle l’ancrage historique de ces divergences stratégiques et de ces différents « répertoires d’actions collectives ». Aujourd’hui, celui de l’« inter-orga climat » est essentiellement composé de projets de massification (manifestations, pétitions, désobéissance civile…) permettant la construction d’un rapport de force avec le gouvernement et les entreprises.

Alors, souvent accusés de « diviser la lutte » par d’autres associations, les militants du Fled regrettent aujourd’hui qu’à part « les membres de Youth For Climate, avec qui on a des bons contacts, il y [ait] plein de collectifs qui ne partagent rien de ce que l’on mène, grommelle Yekrik. Ça ne veut pas dire que les autres nous tirent dans les pattes, c’est juste une espèce de stratégie de l’indifférence ».Quôc Anh, lui, est formel sur l’instrumentalisation de la convergence des luttes et assène : « C’est toujours la lutte du “plus grand nombre” qui l’emporte sur les autres, qui ne sont pas écoutées. Je crois à des alliances entre luttes, qui ne sont jamais permanentes et qui doivent servir des objectifs bien concrets. »

Exclure pour mieux se retrouver ? Si la pérennité de ces positionnements est questionnable pour l’efficacité du mouvement, de nouvelles solidarités semblent pouvoir naître de ces marges où se retrouvent les empêcheurs de tourner en rond des organisations traditionnelles, à l’instar de celles avec le collectif Judéités Queer (un collectif LGBT en lutte contre l’antisémitisme), qui a pris part à l’action de collage.

Si ces constats décoloniaux peinent à se faire entendre dans les milieux militants, l’État et l’extrême droite française y sont plus qu’attentifs : répression policière et judiciaire face aux actions et mouvements, menaces et indignations contre ceux qui voudraient « effacer l’histoire ». Reste à savoir qui l’a effacée en premier.

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