Madeleine et Salomon : l’art de la suite

Le duo revient avec un superbe album, variations autour d’un répertoire issu du bassin méditerranéen.

Pauline Guedj  • 2 novembre 2022 abonné·es
Madeleine et Salomon : l’art de la suite
© Alexandre Saadi/Louise Gaillard.

En 2016, Madeleine et Salomon publiaient leur premier disque, A Woman’s Journey, une collection subtile de chansons évoquant le féminisme et le statut de la femme. Nina Simone y côtoyait Janis Joplin, et leurs textes étaient interprétés par deux artistes chevronnés. 

Eastern Spring, Madeleine et Salomon, Tzig’Art.

À la voix, on retrouvait Clotilde Rullaud, alias Madeleine, chanteuse et flûtiste aux influences hétéroclites, du jazz aux musiques tsiganes, et instigatrice de projets pluridisciplinaires audacieux – on peut voir en ligne des extraits de son diptyque (film et performance) XXY, suite pour musiciens et danseurs. 

Deuxième moitié du duo, Alexandre Saada prenait, lui, les traits de Salomon. Pianiste et compositeur de musiques de film, à la fois minimaliste et sensible, il partage avec sa collaboratrice un goût pour l’improvisation comme un langage et une conversation.

À sa sortie, A Woman’s Journey avait été largement salué par la presse. Dans Politis, Lorraine Soliman qualifiait cette formation d’« un des plus beaux duos de jazz de ces dernières décennies ». Six ans plus tard, Madeleine et Salomon confirment le jugement de de notre collègue. Avec Eastern Spring, ils s’affirment comme un duo inédit, toujours inattendu, et effectivement d’une grande beauté. Au-delà du jazz, leur musique remet en question les frontières entre les genres et les styles.

Chansons populaires

Dans ce disque, il est encore question de décortiquer un répertoire, de l’apprivoiser et d’en faire la matière d’une expérience à deux, faite d’échanges, de rencontres et d’explorations. Toutefois, au lieu de se tourner vers un ensemble de morceaux influencés par le jazz ou les musiques africaines-américaines, le duo choisit cette fois-ci de mettre à l’honneur des chansons populaires composées dans le bassin méditerranéen au long des années 1960 et 1970.

Clotilde Rullaud reconnaît que leur attrait pour ce répertoire a été motivé par « Swallow Song », la relecture d’une chanson séfarade qu’ils avaient déjà incluse dans leur précédent album. Se confronter à cet héritage, qui fait écho à l’histoire familiale d’Alexandre Saada, leur a donné des envies d’études plus approfondies et le désir de s’approprier des compositions peu connues en Europe, dont la transmission a été parfois complexifiée par les conflits qui se sont depuis imposés au Proche-Orient.

Eastern Spring propose la revisite de morceaux du Liban, d’Iran, de Turquie et d’Israël, interprétés en anglais, dans des versions épurées.

Eastern Spring propose la revisite de morceaux du Liban, d’Iran, de Turquie et d’Israël, interprétés en anglais, dans des versions épurées, juste une voix, un piano, parfois quelques notes de flûtes.

L’album s’ouvre avec « Mater Naem », composition libanaise, agrémentée du poème du Palestinien Mahmoud Darwich. Mélancolie au piano, le morceau débute par une variation autour d’un standard « My Love and I », sur lequel se pose la voix profonde de Clotilde Rullaud. Vient ensuite « Ma Fatsh Leah », morceau ritournelle égyptien, dans lequel le duo excelle par son talent de conteur.

Ici, une histoire, une femme attend un homme, et son inquiétude tourne à l’obsession, comme une mélodie en boucle. Suivront des titres tels que « Layil » de Shalom Hanoch, une mélodie magnifique qui ferait presque penser à du Stephen Sondheim, et « Do You Love me ? », morceau en plusieurs séquences qui passe d’un ton lourd et dépressif à la légèreté d’une mélodie susurrée. C’est dans ces transitions entre ambiances et sensations que Madeleine et Salomon brillent, se transformant en orfèvres dans l’art de la suite.

Au fil du disque, plusieurs morceaux s’annoncent comme des medleys étonnants entre plusieurs titres. On colle, on lie, on malaxe, on embrasse, en osant même parfois des intrusions dans des univers a priori bien éloignés. En ce sens, « Komakam Kon », troisième plage de l’album, est un petit joyau. Une chanson iranienne qui se fond dans une interprétation vibrante du poème d’Allen Ginsberg, Howl. Un art du dialogue, d’une liberté folle.

Temps de lecture : 4 minutes