La dangereuse rhétorique d’Emmanuel Macron

TRIBUNE. Le « jeu » linguistique du président est nocif parce qu’il cherche à confiner le peuple pour mieux parler à sa place.

Lino Castex  • 23 mars 2023
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La dangereuse rhétorique d’Emmanuel Macron
Manifestation contre la réforme des retraites, le 7 février 2023 à Paris.
© Lily Chavance

La langue est sans doute le premier des véhicules politiques. Face au nombre, le choix d’un pronom personnel, d’un singulier plutôt qu’un pluriel, d’une majuscule, d’une virgule produit un mouvement, une intention, une résonance. La langue adressée est sans doute celle qui produit le plus d’action. Elle est performative. Elle nomme un monde, des agents, des lieux d’apparition, des identités. Bref, elle est un outil politique redoutable pour celui qui sait l’employer.

Lorsque le président déclare que « l’émeute, la foule, n’ont pas de légitimité face au peuple qui s’exprime via ses élus », il use avec habileté du véhicule politique lexical. Et en cela, il s’inscrit dans une habitude historique bien connue du dénigrement démocratique : l’opposition du peuple et de la foule.

C’est le démos et le plêthos de Platon. Mais aussi l’ordre du peuple contenu et le danger de la masse instable chez Machiavel. D’un côté la légitimité politique du peuple, l’ordre et la mesure, de l’autre le désordre, l’animal, le bas-ventre. D’un côté la raison, de l’autre l’appétit.

Une rhétorique usée

Cette rhétorique néanmoins usée reste particulièrement efficace pour disqualifier un mouvement qui serait immédiatement renvoyé à un stade prépolitique ou apolitique. Pourquoi écouter un mouvement qui serait, sinon l’expression d’une bestialité déraisonnable, du moins un embryon de communauté politique inconséquent ? Voilà l’artifice rhétorique. Mais, il ne faut certainement pas être séduit par la simplification qu’opère ce type de discours.

Sinon comment comprendre les évènements les plus marquants de notre histoire politique ? Dans cette dichotomie, où faut-il mettre la Révolution de 1789, la Commune, 1936 ? Y joue-t-on vraiment l’opposition du peuple et de la foule ?

Et aujourd’hui encore. Qu’y a-t-il de bestial dans les expressions politiques récentes ? Les feux de poubelle ? Qu’y a-t-il d’illégitime dans les manifestations spontanées ? Leur spontanéité ? Et plus absurde encore, qu’y a-t-il d’apolitique dans ces revendications ?

Si l’on en croit la psychologie des masses de Gustave Lebon : la foule se caractérise par l’anonymat, la contagion, l’évanouissement de la conscience jusqu’à l’hypnose. Et surtout, elle est un être provisoire dont les membres sont très hétérogènes et happés par une conscience subite de leur être en commun qui annihile toute réflexivité.

On voit donc où le président veut en venir lorsqu’il oppose le « peuple qui s’exprime via ses élus » et « l’émeute, la foule ». L’objectif est d’extraire la substance politique, l’indiscipline de la protestation de ce corps qui n’aurait rien de politique et tout du troupeau de mouton. Mais, une fois que l’on a dit que les mouvements sociaux des derniers mois échappent à la plupart de ces caractéristiques, on peine à voir ce qui distingue la foule, qu’il désigne, du peuple qui s’exprime dans les élus.

Ou alors, faut-il comprendre que le peuple n’est peuple que lorsqu’il s’exprime via ses élus et qu’en dehors de cette représentation il n’est que foule ? Espérons que ce n’est pas ce qu’a voulu dire le président. Alors pourquoi ce corps protestataire ne serait qu’une foule ? Au nom de quoi le président disqualifie-t-il ces mouvements de toute identité politique ?

Une disqualification politique implicite

Le jeu linguistique du président est dangereux parce qu’il cherche à confiner le peuple pour mieux parler à sa place. Il cherche justement à le ramener à sa place alors que l’opération démocratique consiste précisément à rebattre les lieux et les fonctions, à produire des identités et des noms qui ne soient pas simplement réductibles.

Cette foule, qui n’a rien d’incontrôlable et d’apolitique, constitue précisément un corps politique, conscient d’être un peuple.

Avec « foule », le président pense « débordement », mais l’exercice démocratique consiste précisément à déborder des places auxquelles on pourrait être assigné. Et cette foule, qui n’a rien d’incontrôlable et d’apolitique, constitue précisément un corps politique, conscient d’être un peuple, qui ne souhaite pas qu’on l’amène là où on voudrait qu’il soit.

Cette indiscipline n’est certainement pas une fuite du peuple en une foule hypnotique mais une partition du peuple qui ne se reconnaît pas dans la discipline qu’on lui propose, qui plus est une discipline qui touche à la vie elle-même dans la question du temps de travail. Ce n’est pas parce que la vie politique française est polarisée autour des élections présidentielles et du travail parlementaire que ce qui s’exprime en dehors de ce cadre doit être réduit à la disqualification politique, « à l’émeute, la foule ».

Le populus, le vulgus et le gens

C’est déjà ce qu’exprimait savoureusement le grand républicain Mirabeau, qui voyait dans l’ambiguïté du mot peuple la complexité de l’expression démocratique. Il y a toujours une balance, plus ou moins équilibrée entre le populus, peuple dans sa forme généalogique, le peuple dans sa forme partielle, sociale, le vulgus et finalement le peuple dans sa forme civile, politique, le gens.

Mirabeau, cité par Michelet (1) disait ainsi : « On a cru m’opposer le plus terrible dilemme en me disant que le mot peuple signifie nécessairement ou trop ou trop peu, que si on l’explique dans le même sens que le latin populus, il signifie nation…, que l’on entend dans un sens plus restreint comme le latin plebs, alors il suppose des ordres, des différences d’ordre et que c’est là ce que nous voulons prévenir. On a même été jusqu’à craindre que ce mot signifiât ce que les Latins appelaient vulgus, ce que les aristocrates tant nobles que roturiers appellent insolemment canaille. À cet argument je n’ai que ceci à répondre. C’est qu’il est infiniment heureux que notre langue dans sa stérilité nous ait fourni un mot que les autres n’auraient pas donné dans leur abondance. »

1

Jules Michelet, Histoire de la révolution française, 1853.

Un déni de peuple révélateur d’un mépris de classe

La notion de peuple s’inscrit dans cette « triple opposition » (2). Exclure les expressions politiques des derniers jours de la possibilité de faire partie du peuple traduit une forme de séparatisme qui méconnaît l’intense complexité du peuple. Lui retirer sa dimension partitive, sociale, politique, contestataire c’est chercher à contenir sa force.

2

Jean-François Kervégan, Dictionnaire de philosophie politique, « peuple », 1996, PUF, p. 542

D’autant que ce déni de peuple est historiquement révélateur d’un mépris de classe. Le peuple dont on retire le fait d’être un peuple est le « bas peuple », la populace, la turba, le vulgus, la plèbe. Parce que ce peuple est une fraction de la communauté politique qui exprime, sinon une hostilité, du moins une contestation vis-à-vis des classes dominantes et du gouvernement lui-même.

Mais s’il était de coutume dans l’ancien régime de voir en ce corps politique une masse informe monstrueuse, l’opération républicaine qui s’exprime dans les mots de Mirabeau se fonde sur la volonté de faire tenir ensemble la « triple opposition » du peuple.

Et plus encore, la société démocratique est celle qui est capable de combiner cette partition mais également de changer de mesure, d’élaborer des lieux et des identités qui échappent à la partition générale. De la marginalité, de l’altérité. Des formes spontanées inédites. Parfois incompréhensibles. C’est le contraire du discours qui cherche à fixer le peuple dans une de ces définitions. La démocratie suppose cette possibilité du débordement.

La politique se moque bien d’être foule ou peuple

Et retirer à ceux qui débordent de la simple expression « via ses élus » la qualité de peuple est une immense brutalité. Dire ceci est le peuple, ceci est la foule, suppose une réduction à un aspect du peuple qui en exclut un autre.

Ici, le président exclut ceux qui manifestent, ceux qui s’opposent, ceux qui expriment leur souffrance et leur crainte face à la réforme. Il ne faut sombrer dans aucune impasse : ni l’héroïsation, ni le déni. Mais il faut comprendre que la politique est inséparable de ce débordement.

Dire ceci est le peuple, ceci est la foule, suppose une réduction à un aspect du peuple qui en exclut un autre.

C’est précisément ce que soulignait Jacques Rancière en 2017 dans un entretien à la revue Ballast. La politique déjoue les catégories et se moque bien d’être foule ou peuple : « Il y a politique pour autant qu’il y a manifestation de ce surplus : quand, par exemple, un peuple dans la rue qui s’oppose au peuple géré par le gouvernement, le parlement et les grandes institutions ; quand des gens se réunissent sur la Puerta del Sol, à Madrid, pour dire aux autres qu’ils ne les représentent pas ; quand un peuple (…) se trouve en tension par rapport à ce dernier. »

S’il y a une sortie à la crise politique que nous traversons c’est probablement un de ces moments de rupture, de délégitimation des pouvoirs publics et de leur exercice qui pourront proposer des issues. Et plus elles seront contradictoires, plus le débat démocratique sera nourri.

Alors non seulement il n’y a pas de bas peuple qui serait privé de sa qualité politique, mais, en tant que peuple, l’expression contestataire actuelle n’a pas moins de légitimité – puisque c’est de légitimité qu’il est question – que le peuple dans sa forme civile et historique.

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