« La force est dans le regard des autres »

Des membres d’Habitat alternatif social à Avignon témoignent d’un quotidien difficile auprès de personnes en situation d’exclusion sociale.

• 18 octobre 2023
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« La force est dans le regard des autres »
© Jon Tyson / Unsplash

Philippe Regard est médecin coordinateur aux appartements de coordination thérapeutique (ACT) d’Habitat alternatif social (HAS), à Avignon. Nadia Nefzaoui est cheffe de service à HAS. Entourés d’une aide-soignante, d’une éducatrice et d’une infirmière, ils témoignent d’un quotidien difficile, parfois porteur d’espoir malgré des moyens insuffisants, auprès de personnes en situation d’exclusion sociale.


Pour être admis en appartement de coordination thérapeutique (ACT), il faut souffrir de troubles de santé chroniques et être dans une situation d’exclusion sociale qui empêche l’accès aux soins ou le maintien dans un parcours de soins. Dans la rue, où notre équipe médico-sociale intervient aussi sous forme de maraudes, nous pratiquons ce qu’on appelle communément la « bobologie de rue ». Terme qui masque souvent l’atrocité des corps meurtris de personnes qui n’accèdent pas aux soins pour diverses raisons : manque de médecins, défaut de couverture sociale, fracture numérique qui freine les démarches.

Il y a aussi ces raisons qui semblent invraisemblables bien que réelles : l’absence de ressenti de la douleur et l’habitus qui transforme la douleur en compagne ordinaire, voire rassurante quand un individu est en situation d’exclusion sociale. Ainsi, des plaies profondes et larges demeurent durablement sans soins, deviennent le siège d’infections, l’espace d’injections de drogues ; des abcès déforment les corps ; des fractures se consolident hasardeusement. Les troubles psychiques sont de même nature, mais invisibles. Voilà les individus que nous accueillons en ACT, dont les problèmes de santé chroniques les plus fréquents sont les cancers, le virus de l’hépatite C, le VIH et le diabète, mais aussi les maladies rares.

Le travail des professionnels, par leur détermination et leur motivation, force l’admiration, même si les moyens sont très largement insuffisants. C’est toujours un crève-cœur de refuser des admissions faute de place. De même, la fin d’un accompagnement est toujours difficile. Elle est décidée d’un commun accord entre la personne et l’équipe. Elle n’intervient jamais soudainement (sauf si la personne choisit de quitter l’association, ce qu’elle peut faire à tout moment), car elle est le résultat d’un parcours évalué tout au long de l’accompagnement, et elle est préparée.

C’est toujours un crève-cœur de refuser des admissions faute de place.

La décision concertée de mettre fin à l’accompagnement intervient selon des conditions d’autonomie recouvrée concernant le parcours de soins et d’une stabilisation globale de la situation. Parfois, l’accompagnement cesse même quand les conditions ne sont pas toutes réunies : c’est le cas notamment pour les personnes dont la situation nécessite qu’elles soient orientées vers des dispositifs plus adaptés. Dans tous les cas, la fin de l’accompagnement est une étape éprouvante puisque, pour les personnes concernées, il ne s’agit jamais d’une guérison, mais, au mieux, d’une stabilisation de leur situation sanitaire et de la mise en place des étayages nécessaires.

L’ancienne infirmière des ACT témoignait récemment : « Il est parfois difficile d’être confrontée au vide ou aux difficultés liées à la situation de l’hôpital, de la médecine de ville, du manque de personnel, de moyens, d’envie aussi. Mais quand on se rappelle pourquoi on mobilise toute cette énergie, pour qui, et avec qui, toutes les pièces du puzzle se remettent en place et le challenge reprend tout son sens. Nous n’arriverons peut-être pas à amener tout le monde vers la lumière, mais je suis persuadée que le voyage jusqu’à elle est déjà immensément thérapeutique, humain et porteur. »

Quant à Florence, l’éducatrice qui intervient dans notre équipe, elle juge que son rôle « est de faire du lien ». Un lien s’engage avec la personne bénéficiant du suivi ACT. Florence est la cheffe d’orchestre de toute une organisation qui se met en place. Et elle ajoute : « Il est simple d’écrire et de décrire mon rôle, mais la réalité est bien plus complexe quand se mélangent la souffrance, la maladie, les addictions et la précarité sociale. »

Le travail avec les ACT est une expérience qui continue de nous apprendre et de nous remettre en question tous les jours. Même si les résultats ne sont pas toujours au niveau de nos espérances – c’est même quelquefois désespérant tant nos attentes ne sont pas forcément les mêmes que celles des personnes accueillies –, le travail au quotidien permet de trouver quelques belles portes de sortie. Nous prenons notre travail avec humilité. Et comme disait Jacques Brel : « On se croit mèche, on n’est que suif. » La force est dans le regard des autres.

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Publié dans
Carte blanche

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