La cité, l’islam et Alain Soral

Les intégrismes, religieux ou politiques, recrutent sur le désert politique laissé par la gauche dans les quartiers. En face, la réponse citoyenne se bat pour exister. Analyses, autour du quartier des Minguettes.

[5e étape de notre tour de France des quartiers]

Erwan Manac'h  • 26 septembre 2013
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La cité, l’islam et Alain Soral

Aux pieds des trois dernières tours des Minguettes – 9 autres ont été détruites pendant la rénovation urbaine –, une discussion politique s’anime, crescendo. Se retrouvent là des électeurs de François Hollande, quelques mélenchoniens discrets et beaucoup d’abstentionnistes.

Dans ce grand quartier de Vénissieux, au sud de l’agglomération lyonnaise, qui a vu naître la marche pour l’égalité en 1983, ceux qui marcheraient de nouveau ne courent pas les rues. Le fatalisme et le rejet du politique ont pris leurs racines. « La situation a beaucoup changé depuis l’époque de la marche , explique aussi Abbes, 26 ans, dans le courant d’air au coin d’un immeuble *. Nos aînés étaient bien plus exploités que nous et les flics frappaient plus fort. »*

Au sud-est de la plaine des Minguette, 9 des 12 tours ont été détruites dans le cadre de la rénovation urbaine. - E.M

« Ici, il y a 1 personne sur 20 qui s’intéresse à la politique. Parce qu’on ne peut rien faire pour changer la situation , rétorque Younes[^2], 26 ans. Et puis en haut ils sont tous francs-maçons, ils s’arrangent entre eux et ne savent même pas qu’on existe. »

« Je vais te dire un truc , finit par lâcher Younes en se roulant un joint malgré les 6 caméras qui scrutent les lieux. La seule qui soit franche, c’est Marine Le Pen. Moi je voterai pour elle la prochaine fois. »

Soral, « une calamité »

À en croire beaucoup d’observateurs de terrain, le désert politique des quartiers populaires a fait le lit de deux extrêmes.

Propulsé par la polémique entourant les sorties de Dieudonné, l’antisémitisme d’Alain Soral et de son mouvement nationaliste et complotiste Égalité et réconciliation a trouvé son audience. L’essayiste et cyberconférencier drague l’électorat musulman en l’invitant à afficher sa « francité »… Et l’attire vers l’extrême droite.

« C’est une calamité pour nous , s’attriste Karima Berriche, depuis le centre social qu’elle dirige à la Busserine, à Marseille. Alain Soral séduit des jeunes que nous pouvions toucher, ceux qui sont le plus dans des démarches constructives. »

Au pied des immeubles des Minguettes, le nom évoque vaguement quelque chose. « J’ai vu certaines vidéos. Je l’aime bien, c’est un Blanc qui défend les Arabes » , juge Abbes. Dans la petite assemblée où s’improvise un débat politique, la cote de l’idéologue d’Égalité et réconciliation est pourtant bien moindre que celle de Tariq Ramadan.

« Soral, c’est du vent, les gens ne le connaissent même pas, ils s’en foutent , estime Hamza Aarabe, militant de quartier montpelliérain du Petit-Bard. C’est un phénomène qui n’existe que sur Internet, qui s’adresse à des musulmans bourgeois. On ne peut pas être sur facebook et sur le terrain en même temps. »

C’est chez les étudiants ou les plus politisés que les acteurs associatifs ont observé le succès de ce discours « courageux et viril » sur les Juifs et « l’empire mondialisé ». « Soral cartonne chez des gens très bien structurés. Il a trouvé un fond d’antisémitisme chez les musulmans – attisé par le conflit israélo-palestinien et la confusion entre antisionisme et antisémitisme –, et il l’exploite à fond. Dans le contexte actuel de terreur identitaire et assimilationniste, beaucoup de musulmans se sentent obligés de montrer patte blanche en arborant leur nationalisme » , raconte Abdelaziz Chaambi, animateur de la coordination contre le racisme et l’islamophobie.

L’islam et la « chose publique »

L’autre crainte, avec les nombreuses « affaires » qui pointent du doigt les musulmans, est le développement dans les quartiers d’un intégrisme islamique. Mais l’islam, s’il est plus visible que jamais dans ces quartiers du sud de Lyon, n’était jusqu’alors pas inscrit en politique. « La religion ne se préoccupe pas de politique, le plus important pour un musulman, c’est de vivre en paix , juge Hamid[^2], 43 ans et père de 4 enfants, qui sort de la mosquée des Minguettes. 95 % des salafistes [^4] restent cantonnés au cultuel. Ils ne veulent pas faire de politique. »  

« Ça aussi, c’est en train de changer , prévient Abdelaziz Chaambi, qui est arrivé à la politique via Lutte ouvrière, en 1976, avant de quitter le parti avec lequel il se sentait en contradiction en tant que musulman. Aujourd’hui, certains salafistes ont un ancrage local extrêmement fort. »

« Il y a quelques “chtarbés“ du cerveau qui relèvent de la psychiatrie , juge Djamel Ferchiche, militant à Vénissieux, 32 ans. Les révolutions arabes ont aussi fait naître une opportunité de s’intéresser à la chose publique, mais il faut démystifier le salafisme, la plupart ne s’intéressent pas à la politique. »

Face à ce risque extrémiste – et son petit frère, le communautarisme –, l’urgence, pour Abdelaziz Chaambi, par ailleurs très amer envers la gauche, est que la République « encadre la dimension identitaire de l’islam en la reconnaissant et en disant que “oui”, la France n’est pas seulement judéo-chrétienne, pour que les musulmans puissent se sentir français » .

Les associations, mises sous tutelle

Pour beaucoup de militants, cette double impasse politique dans les quartiers est un résultat d’une mise sous tutelle de l’expression citoyenne. Les militants politiques s’estiment même forcés de choisir entre deux carcans : se renier pour grandir grâce au soutien des pouvoirs publics, en épousant le discours ambiant ; ou conserver leur critique politique et leur identité en se coupant des financements et des postes à responsabilités.

Illustration - La cité, l’islam et Alain Soral

« Depuis trente ans, les militants des quartiers sont cantonnés à l’associatif, aux colliers de perles et aux sorties de ski , juge Abdelaziz Chaambi, qui dit avoir perdu 5 jobs pour s’être trop souvent exprimé *. Aujourd’hui, pour être franc, dans une ville comme Lyon, qui était pourtant un bastion, le mouvement politique dans les quartiers est dans le creux de la vague. Personne n’agit localement et j’ai bien peur que l’on soit déjà dépassés. »*

D’autres témoignent aussi de la difficulté de poursuivre l’accompagnement à la citoyenneté sans froisser les financeurs. « Il y a un profond problème de participation des habitants », raconte David Rigaldiès, militant d’ATD Quart Monde, aujourd’hui formateur pour les travailleurs sociaux. Avec sa compagne, ils ont choisi de s’installer au Terraillon, un quartier de Bron, en proche banlieue de Lyon, pour s’y investir.

« Lorsqu’on porte une critique avec des acteurs du quartier sur la rénovation urbaine, par exemple, les politiques nous font remarquer que ce sont eux qui nous donnent nos subventions. Financer ses contre-pouvoirs, c’est pourtant la base d’une démocratie. »

Échelle humaine

« Je suis révoltée , assure aussi Chafia Benlarbi, qui tente d’animer la vie de quartier de l’Arsenal, à Saint-Fons, avec son association Activ’fons. Elle est bénévole depuis 2007 dans cette structure et projette de se présenter aux municipales 2014, comme soutien sur une liste autonome, « pour taper du poing sur la table » .

« Les subventions sont aspirées par des gens qui viennent de l’extérieur, alors que la priorité, c’est le quartier » , enrage la militante associative.

C’est le message que le ministre de la Ville vient d’intégrer à sa réforme de la politique de la Ville. Vendredi 20 septembre, il annonçait la création de conseils citoyens dans les contrats de ville et l’arrivée de représentants des habitants au Conseil national des villes. Une proposition avancée par la mission « participation » menée au premier semestre 2013 par Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué, qui avait convié fin juin à une « conférence citoyenne» des acteurs de terrain.

« Petit à petit, la culture des travailleurs sociaux est aussi en train d’évoluer sur la question de la participation des habitants » , assure David Rigaldiès. Ce jeune père de famille affiche un optimisme rare dans les quartiers populaires. Son crédo : l’échelle humaine. Par des petites actions de terrain, ATD-Quart Monde travaille sur la «connaissance réciproque » et l’engagement citoyen. Un travail de fourmi, qui s’attaque à l’un des maux les plus tenaces dans les quartiers : le poids des représentations.

[^2]: Le prénom a été modifié

[^3]: Le prénom a été modifié

[^4]: Mouvement fondamentaliste revendiquant un retour à l’islam des origines

Temps de lecture : 8 minutes
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