LGV Lyon-Turin : intérêt privé, intérêt public, une frontière très ténue

Nommé à la Cour des comptes en avril 2013, Michel Bouvard est proche d’un comité de promotion du projet pharaonique de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin, sur lequel la haute juridiction a émis des réserves. Le magistrat rejette toute confusion des genres, ainsi que la Cour des comptes. Reste le doute.

Thierry Brun  • 27 mars 2014
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Le statut de juridiction de la Cour des comptes impose à ses membres d’être indépendants et à respecter une charte de déontologie. Michel Bouvard, ex député UMP de Savoie, ancien président de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts, nommé lors d’un Conseil des ministres, en avril 2013, conseiller maître à la Cour des comptes, dit lui même qu’il a scrupuleusement respecté ces devoirs en intégrant la prestigieuse maison de la rue Cambon.

Le magistrat est cependant très impliqué dans le dossier du pharaonique projet de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin, épinglé à plusieurs reprises par la haute juridiction (voir encadré). Il est en effet membre à titre individuel de la Transalpine, un comité de promotion de la liaison ferroviaire Lyon-Turin, présidé par Franck Riboud, PDG du groupe Danone. Les membres de ce comité sont notamment des collectivités de la région Rhône-Alpes et de grandes entreprises de travaux publics qui défendent leurs intérêts dans un projet considéré comme le plus grand chantier européen du moment.

Voici les observations de la Cour des comptes sur le projet de liaison ferroviaire entre Lyon et Turin. - « Il apparaît que d’autres solutions techniques alternatives moins coûteuses ont été écartées sans avoir toutes été complètement explorées de façon approfondie » .

  • « Pour la Cour, le pilotage de cette opération ne répond pas aux exigences de rigueur nécessaires dans la conduite d’un projet d’infrastructure de cette ampleur et de cette complexité. Le projet a connu une dynamique propre, alimentée par la divergence des positions du ministère des Finances et du ministère chargé des transports ainsi que par le calendrier européen de financement du réseau transeuropéen des transports ».

  • « La grande implication des collectivités territoriales concernées, fortement représentées dans les instances décisionnelles et techniques de ce projet, explique cette dynamique. Ainsi et alors que l’accord intergouvernemental franco-italien “pour la réalisation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon Turin” du 29 janvier 2001 ne traitait que de la phase de travaux et d’études préliminaires, les financements accordés par la Commission européenne en décembre 2008 portaient sur un début de réalisation en 2012 ».

  • « Il conviendra de veiller à ce que [l’] indispensable certification [du coût] soit réalisée par des experts n’ayant pas eu à travailler sur le dossier et n’ayant pas de conflit d’intérêt au regard des suites du projet » .

  • « Du fait notamment du renforcement des règles de sécurité dans les tunnels et du changement de tracé de la partie commune, l’estimation du coût global du projet, y compris les accès, est passée en euros courants de 12 milliards d’euros en 2002 à plus de 20 milliards d’euros (présentation du dossier d’avant-projet sommaire des accès) en 2009, puis à 24 milliards (évaluation socio-économique de février 2011), voire 26,1 milliards selon les dernières données communiquées par la direction générale du Trésor ».

  • De notre côté, nous avons révélé, outre des soupçons de conflit d'intérêt, les investigations de la justice italienne, qui a condamné des dirigeants de Lyon Turin ferroviaire et relevé la présence d’entreprises liées à la Mafia.

    Lire ici > Questions autour de la gestion du grand projet Lyon-Turin (18 décembre 2012)

    Lire ici > LGV Lyon-Turin : le troublant courrier de soutien d’un magistrat au grand projet inutile (18 octobre 2013)

La Transalpine est de plus « partenaire » de Lyon Turin ferroviaire (LTF), entreprise privée chargée des études et des travaux, filiale de Réseau Ferré de France (RFF) et de Rete Ferroviaria Italiana (RFI). Elle est sans conteste une association exerçant un lobbying tous azimuts en faveur du Lyon-Turin. Cela n’a pas empêché l’ancien député de Savoie d’animer, le 18 mars, un séminaire organisé à Paris par la Transalpine et son homologue italienne Transpadana, dont le thème, « Quels financements pour les infrastructures de transports ? », intéressait au premier chef les opérateurs du Lyon-Turin.

Ledit séminaire n’avait rien d’une banale réunion : son principal invité était Michel Barnier, commissaire européen en charge du marché intérieur et des services financiers, lui aussi membre à titre individuel de la Transalpine. Et un des principaux sujets a porté sur le financement public du Lyon-Turin. Ainsi, on a pu entendre Philippe De Fontaine Vive, vice-président de la Banque européenne d’investissement (BEI), affirmer que le Lyon-Turin est « un grand projet mobilisateur et véritablement européen » , et livrer ses conseils en matière de chasse aux subventions européennes et aux partenariats public-privé.

« Je suis intervenu en tant que membre honoraire du Parlement, se défend Michel Bouvard, qui nous a contacté suite à nos demandes d’informations auprès de la Cour des comptes. Mon rôle a été de résumer les interventions et de poser des questions » . L’ancien député confirme au passage être toujours membre du comité pour la Transalpine, et soutenir une position « différente » de celle publiée dans les rapports publics de la haute juridiction. Contacté par Politis , la Cour des comptes a pour sa part rejeté « tout existence de conflit d’intérêt » en ce qui concerne Michel Bouvard. Celui-ci « est membre de la troisième chambre de la Cour [qui exerce son contrôle dans les secteurs de l’éducation, de l’enseignement supérieur, de la recherche, de la jeunesse, des sports, de la culture et de la communication] et n’a donc pas à travailler ou à délibérer sur ces questions, qui intéressent la septième chambre [chargée du contrôle dans les transports, équipements, urbanisme, aménagement, etc.] » .

La Cour ajoute qu’elle a mis en place « des règles très strictes, qui imposent aux magistrats de se “déporter”, c’est-à-dire de ne pas participer aux délibérations, s’ils se trouvent en position de devoir examiner des projets de rapports sur des sujets sur lesquels ils ont eu à exercer des responsabilités ou en relation avec lesquels ils peuvent avoir des intérêts quelconques » . En conclusion, « s’il n’est pas interdit aux magistrats d’avoir des convictions ou de participer à des associations ou organismes à titre privé, car ils sont des citoyens comme les autres, la Cour, en tant qu’institution, est organisée pour prévenir tout conflit d’intérêt potentiel, notamment grâce à ces règles de déport et à la délibération collégiale de tous ses travaux » .

Le cas de Michel Bouvard ne peut donc être intégré à la longue liste des liens ténus entre intérêts privés et publics dénoncés par les opposants au Lyon-Turin. Certains d’entre eux ont pourtant exprimé leurs doutes. « Je m’interroge sur le fait qu’un magistrat de la Cour des comptes puisse intervenir comme militant sur des projets déclarés d’utilité publique, ainsi que sur les financements publics de ces projets alors qu’il est chargé de vérifier la bonne utilisation des deniers publics, explique Daniel Ibanez, un des animateurs de la coordination contre le Lyon-Turin ferroviaire. Il ne peut pas être à la fois juge et partie, même si ce n’est pas lui qui rédige ou délibère sur ces questions, dans une institution qui, elle, est juge. Par conséquent, il ne peut pas y avoir au sein de cette institution les “militants affichés” d’un projet qui pose question et a été dénoncé par la Cour des comptes » .

Il n’y a pas de conflit d’intérêt, reconnaissent d’autres opposants, qui, néanmoins, relèvent que les partisans du Lyon-Turin ont réussi à faire parler d’eux jusqu’au sein de la Cour des comptes.

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