13 novembre 2015, attentats, ma minuscule histoire

Aurélien, que je ne vois plus que rarement, m’envoie un SMS «  Fusillade à Paris, j’y suis pas, t’inquiète pas. Toi, ça va ? « . Court, précis, efficace.

Perline  • 17 novembre 2015
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13 novembre 2015, attentats, ma minuscule histoire

Un vendredi soir au calme

Si certains visiteurs se reconnaissent, ils peuvent [me contacter->aut1452], on ira boire un coup... à une autre terrasse :D.}
J’ai su comme ça. Seule à la maison, j’avais décidé de déconnecter.
_ Pas de télé, pas de son, rien.
_ Le grand calme, avant un départ le lendemain pour un mini-week-end en famille.

J’ai répondu sur le même rythme :  » Oui mais ma fille et son père dehors « .

Ils étaient au cinéma, activité tellement banale, au moins hebdomadaire, souvent plus fréquente, qu’ils n’avaient pas marqué dans l’agenda où, ni à quelle heure.

J’ai envoyé des SMS, je savais que c’était en vain tant qu’ils n’étaient pas sortis : quand j’y vais avec eux j’entends à chaque fois me dire « tu as éteint ton portable ? ».

Puis je ne me suis jetée sur la télé.

Revivre le tourbillon médiatique du 11~septembre, du 7~janvier.

Je me levais, je tournais en rond, j’essayais de creuser ma mémoire, ils sont où ? Il n’y a pas de cinéma dans les coins que l’on voyait cités. Ce n’était pas leurs coins de ciné.
_ Mais ce n’était pas justement un film qui ne passait qu’une fois, dans un ciné particulier ?

Et, suivant l’évolution des nouvelles, les SMS ont évolué. Je tentais d’envisager les possibilités, je ne savais pas s’ils allaient recevoir mes SMS, si les réseaux seraient saturés, s’ils pouvaient y répondre.

_ « Trois fusillades à Paris. Où êtes-vous ? »
_ « Appelez-moi, ne rentrez pas n’importe où. ».
_ « Ne rentre pas, appelle-moi. »
_ « J’insiste, donnez-moi des nouvelles dès que vous pouvez. »
_ « Taxi, pas à pied. »
_ « Mais vous ne passerez pas par ici. En fait à pied c’est pas mal. »

Des hôtes inattendus

Au milieu de tous ces SMS. J’entends du bruit dans l’escalier. J’ouvre la porte, je pensais à quelqu’un qui avait besoin d’aide pour monter des bagages : des dizaines de personnes assises dans le minuscule escalier d’un immeuble de début de XIXe siècle, sans ouverture sur l’extérieur, bénéfique dans ce cas.

Interloquée, je leur demande ce qu’ils font là : la police est passée, demandant aux restaurants et terrasses de rentrer leurs clients. Et pour une terrasse, en bas de chez moi c’est plutôt un monstre de terrasse… Avec accès par le premier étage, ce qui leur a permis de ne pas sortir dans la rue.

Rassurant, dans les deux sens, tous ces gens, des trentenaires pour la plupart. Je leur propose immédiatement de l’eau, puis je sors toutes les dix minutes, pour moi, pour eux.

Je m’occupe, je m’occupe des autres. Et mon esprit se nettoie à chaque fois un peu plus, me permettant de leur proposer un peu plus de confort et de réconfort, à chaque sortie.

Manger ? Non, ils sortent du restaurant.

J’ai une lumière sur le palier, commandée de l’intérieur, ça leur évite de rallumer toutes les 5~mn, elle se voit aux étages dessus et dessous.

Je leur dis qu’il n’y a aucune fenêtre dans l’escalier, qu’il est impossible de les voir de l’extérieur. Ce qui était étouffant devient rassurant.

Puis, à la sortie suivante, je demande s’il y a des enfants ou des personnes malades parmi eux.

Ils sont tous penchés sur leur téléphone, ou leur ordinateur, je me souviens alors que lors du grand ravalement des parties communes j’avais insisté pour qu’on mette une prise électrique sur chaque palier, contre l’avis de tous, mon argument : « On ne sait jamais, ça peut servir. »
_ Depuis plus de dix ans on ne s’en était jamais servi.

Ça a servi.

Je leur ai indiqué où elles étaient. Certains n’avaient pas leur chargeur, j’ai chargé leur téléphone chez moi, merci aux prises normalisées.

Celui assis devant ma porte me dit : « C’est confortable ici, on va s’installer ! », dérisoire, mais échange convivial salvateur.

Derrière mon air bon enfant de mamie prenant soin de ses petits, tout ce temps, en permanence, sans le montrer, je suis inquiète, terriblement inquiète, je dois occuper mon temps à servir à quelque chose, pour les autres.
_ Il faut faire ce qu’on peut, là où on est, dans le cadre qui est le nôtre[^2].

Et continuer la routine, il est tard, le lave-linge s’est arrêté, je me prends à trouver un réconfort à accrocher le linge, consciencieusement, dans la nuit.
_ Habitude, signe de vie, signe de routine, tête vide.

Aux réfugiés de l’escalier je leur donne des nouvelles venant de la télé, et, devant leur visage incrédule, je réalise qu’ils les ont aussi, les nouvelles, par leur téléphone !
_ Mon cerveau est revenu vingt ans en arrière.

Mon cerveau est embrumé, je le vois quand j’ai soudain l’idée géniale et élémentaire d’allumer l’immeuble en continu. Je dois descendre les étages, déplacer ces dizaines de personnes, je leur dis «  je vous dérange, mais c’est pour votre bien:)  » pour débloquer la minuterie.

Dans l’escalier seulement, dont on ne voit rien de l’extérieur, pas dans le hall, me disent les deux qui fument devant la porte et ne cessent de fixer la rue, totalement vide, tendus, inquiets à l’extrême.

On ne peut voir personne ici de la rue, même à travers cette porte vitrée, grâce aux montages en fer forgé devant chacune des vitres, je le sais depuis toujours.

Trente minutes en tension extrême

Enfin, le coup de fil tant attendu.
_ Rive gauche, le problème est le retour.
_ Notre quartier est bouclé.
_ Le métro dangereux (et fermé, mais on ne le savait pas), j’essaie de concocter une stratégie géographique de retour, en fonction des infos distillées par la télé.

Je reçois un SMS à chaque nouvelle rue, à chaque nouvelle direction.

Les parents qui reprochent à leurs ados leur dextérité SMS acquise par leurs envois incessants ont tort.
_ Ça peut servir.

À l’approche de la maison je fais passer le message dans l’escalier de les laisser entrer.
_ On est tellement sur les dents qu’ils pourraient leur refuser l’entrée.

Une clé dans la porte, le premier soulagement.

Avant de parler, de résumer ce qu’il se passait, d’échanger sur le thème on avait peur de, on a pensé à, et tous ces choix et ces décisions, qui seront pensés autrement, seront différents la prochaine fois, on s’étreint, fort, les larmes sont encore retenues, et le seront longtemps.

Situation de crise majeure, des félons

J’ai fait un doctorat en sciences-technologie-société sur un accident technologique majeur.
_ J’ai étudié les situations de crise.
_ Quand on y est, impliqué, ce qu’on sait se mélange à ce qu’on est, la raison à l’émotion.
_ Et s’il ne faut pas laisser la seconde prendre le pas, en moment de crise, elle est indispensable pour continuer à être humain, dans la crise.

A minuit et demi, je sors prendre des nouvelles des réfugiés.
_ Personne !
_ Seule une jeune femme est dans l’escalier, et devant mes questions m’explique que le restaurant vire les clients, car il va fermer !

Les infos ont cité une rue très proche dans laquelle on a entendu des coups de feu, vu des blessés arriver. On ne sait pas si les tireurs sont partis en fuyant, comme après l’attentat de Charlie Hebdo, car l’assaut n’est pas terminé au Bataclan, dont la sortie arrière part en direction de chez nous.

Et le restaurant a relâché dans la rue des dizaines de personnes à un moment extrêmement dangereux parce qu’il voulait fermer et son personnel rentrer !
_ C’est de la non-assistance à personne en danger.

On espère qu’après l’indispensable moment de calme qui suit la tempête, ceux qui ont osé avoir ce type d’attitude devront en répondre.

À côté de ça je n’ai pas retrouvé un seul mégot dans l’escalier, malgré la forte odeur pendant tout ce temps, témoin de nombre de cigarettes ; et la lumière était revenue en mode minuterie.

Je connais trop bien la manière d’agir du restaurant pour savoir que ce ne peut pas être lui qui a nettoyé et éteint.

Chapeau et merci aux visiteurs d’un soir d’avoir eu ce réflexe de respect malgré le cadre hors normes.

J’ai retrouvé une rose rouge abandonnée sur le palier, je l’ai recueillie, je l’ai encore.

Revenir dans le monde des êtres humains

Je confirme sur Facebook que je suis hors de danger.

J’envoie des mails à des listes, à des amis, pas la force de faire long.
_ Sujet : I am OK.
_ Texte : And my family too.

Les questions et les réponses, les mails et les coups de fil reviendront en vague, y compris le lendemain, au rythme des fuseaux horaires, quasiment palpables, de mes connaissances de par le monde.
_ Dans toutes les langues, sobres.
_ On sentait quasiment leur souffle retenu.

Samedi matin, tôt, je suis allée à côté, place de la République, vide, nue.

Place de la République, 14 novembre 2015, tôt

Quelques personnes avaient veillé toute la nuit, devant quelques veilleuses, les yeux bouffis, envie de parler, envie de faire quelque chose.

Et ce quelque chose qui peut paraître anodin et inutile –~surveiller des bougies~- était immense.

J’ai déposé ma bougie de 7~jours à côté des autres et je l’ai tweetée. Minuscule participation à l’envie d’être et d’exister dans le monde des humains.

Tweet après dépôt de la bougie de 7 jours, place de la République, 14 novembre 2015

Je croyais les frayeurs terminées

A tort. (à suivre)

[^2]: C’est le principe de survie en groupe des écureuils.

Publié dans
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Temps de lecture : 8 minutes
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