Les bibliothécaires en pétard

Une bibliothécaire un tantinet raciste ayant publié des « opinions » plus que douteuses sur sa page Facebook, suscite une guerre intestine dans sa communauté et se fait rappeler le nécessaire devoir de neutralité et de réserve » de sa profession par le directeur de l’ENSSIB. Une triste affaire qui a néanmoins un effet collatéral positif, celui d’un début de mobilisation autour des enjeux et des responsabilités de cette noble profession.

Christine Tréguier  • 13 avril 2017
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Les bibliothécaires en pétard

L’affaire commence lorsqu’Anne-Sophie Chazaud, bibliothécaire et rédactrice en chef du Bulletin des Bibliothèques de France (BBF) publie sur sa page Facebook un message assez ostensiblement raciste.

© Politis

Un relatif non-évènement, au vu de ce qui se verbalise et s’échange à chaque seconde sur le réseau. Oui mais voilà, la dame semble coutumière du fait, ne mâche pas son mépris à l’égard des immigrés, les musulmans ou les femmes voilées, comme en témoignent d’autres messages retrouvés sur sa page . Elle fait profiter un nombre d’ « amis » non négligeable de ce prosélytisme nauséabond et semble se complaire dans la provocation et le conflit. De surcroit, elle a négligemment botté en touche, affirmant que ses écrits sectaires et décomplexés n’étaient que « _l’expression libre de [s]es opinions et ne sauraient en aucune manière engager le BBF ou l’ENSSIB », alors qu’elle affichait ostensiblement son titre (désormais supprimé) sur cette « page personnelle ». Une partie de la communauté des bibliothécaires a donc été outrée (on peut comprendre) et l’un d’eux a balancé son message sur le groupe public Facebook « Tu es bibliothécaire quand… » rassemblant des milliers de collègues. « _Tu te dis qu’il se prépare des choses moches dans ce pays quand la rédactrice en chef du Bulletin des Bibliothèques de France se permet de tels propos publics…» a-t-il ajouté.

En quelques heures, comme le raconte fort bien Olivier Ertzscheid sur son blog Affordance, une guerre picrocholine a fait rage sur les réseaux sociaux. Détracteurs et partisans et amis se sont publiquement empeignés à coup d’un côté de critiques virulentes, commentaires eux aussi douteux, voire justiciers, et insultes, et d’attaques, accusations de lynchage et justifications peu acceptables en faveur de la dame de l’autre. Entre défense jusqu’auboutiste de la liberté d’expression et d’opinion, devoir de réserve contestable et hypothétique « neutralité » des agents du service public, on frise ce qu’en jargon internet on appelle un « point Godwin ».

Dans un communiqué destiné à lui remonter les bretelles, Yves Alix, directeur de l’ENSSIB (École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques) et supérieur direct d’Anne-Sophie Chazaud, a fermement rappelé l’importance du devoir de réserve et de la délicate mais nécessaire séparation entre sphère publique et sphère privée. Sur cette question du déplacement des frontières de la vie privée, Olivier Ertzscheid propose une intéressante analyse : « Les notions de « public » et de « privé » sont totalement dissoutes par les plateformes au profit d’un perpétuel « semi-public » ou d’un éternel « semi-privé » ». C’est là, en effet, toute l’ambiguité et le caractère addictif des nouveaux rapports qui se jouent sur ces réseaux dits « sociaux ». Un rapport biaisé par le modèle qu’imposent ces « plateformes d’exposition où l’on peut simultanément endosser le rôle de la victime et celui du Victimaire. La victime privée des victimaires publics devenant, si nécessaire, la victime publique de victimaires privés. Être à la fois victime et victimaire donc. Et souvent y trouver et y éprouver une certaine jouissance_. »

L’affaire pose également d’autres questions de fond et met la profession face à ses responsabilités à l’heure du numérique et du sécuritaire tous azimuts. En premier lieu celle de la « neutralité » qui, là comme dans d’autres professions, n’existe pas et n’est que l’instrument du contrôle par le politique des masses et de ce qu’Alain Bihr nomme les « classes d’encadrement ». Pour Lionel Maurel, bibliothécaire et auteur du blog Scinfolex, « _la bibliothèque en tant que projet ne peut pas être considérée comme politiquement neutre. La bibliothèque est un champ d’affrontement symbolique entre de nombreuses conceptions politiques contradictoires. Les choix que nous faisons en tant que professionnels, même ceux qui paraissent en apparence les plus techniques, ont tous une portée politique ». En France, ajoute-t-il en guise d’exemple, « les pressions que subissent les professionnels en bibliothèque autour des livres abordant la question du genre ou de l’orientation sexuelle » sont bien là. Et de rappeler l’épisode post-11 Septembre du Patriot Act qui, sous couvert de « guerre au terrorisme », a tenté d’obliger les bibliothécaires américains à mettre en place une surveillance des lectures de tout un chacun. Cette loi les avait amené à s’organiser pour refuser d’être des « agents » de renseignement et pour défendre leur métier et un outil qui doit rester ce qu’il est, un formidable vecteur de connaissance, d’émancipation et de liberté.

Cette triste affaire est sans nul doute, comme l’écrit Lionel Maurel, « un signe annonciateur pour les bibliothécaires français d’une période sombre où [ils risquent] d’être confrontés à des choix extrêmement compliqués à opérer entre respect du devoir de réserve et impératif moral d’un devoir de résistance ». C’est aussi, et c’est tant mieux, une opportunité heureuse pour les bibliothécaires, et a fortiori pour ceux qui n’auraient pas déjà une conscience aigue des risques du métier, d’affirmer haut et fort la nécessité d’une déontologie sans faille – pourquoi pas codifiée dans une sorte de serment ou de charte – et d’une résistance systématique à toute volonté politique de contrôle.

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