« L’objet islam est devenu un enjeu politique »

Le sociologue Vincent Geisser, auteur de la Nouvelle Islamophobie, analyse le contexte qui a entouré le procès de « Charlie Hebdo ».

Léonore Mahieux  • 22 février 2007 abonné·es

À la suite de la publication de caricatures de Mahomet par France Soir et Charlie Hebdo en février 2006, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et la mosquée de Paris ont engagé une procédure contre Charlie Hebdo pour « injure publique à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion ». Qu’avez-vous pensé du procès ?

Vincent Geisser : L’affaire des caricatures a surgi dans un contexte danois de racisme, pas seulement anti-musulmans mais aussi anti-Esquimaux, anti-Inuits… Un contexte dans lequel on observe un retour de ce qu’on appelle le concept de « danicité ». En France, il était difficile de faire entendre que les caricatures, si elles n’étaient pas racistes en tant que telles, avaient été publiées au Danemark dans un contexte raciste. La problématique « religieux contre défenseurs de la liberté » a été imposée, et elle a surdéterminé tout le débat. Or, à partir du moment où l’on disait que c’était un problème de religion face à la liberté d’expression, à partir du moment où l’on ramenait ça à la question du blasphème, il est évident qu’on ne pouvait que mobiliser « la justice d’un État démocratique » contre les plaignants.

Vous pensez que les associations musulmanes ont commis une erreur en allant au procès ?

Je dirais que c’est une erreur stratégique, mais pas une erreur morale. Les associations musulmanes ont agi seules, en dehors de toute volonté d’alliances avec des associations de droits de l’homme, universalistes… Alors que ce n’était pas un problème uniquement juridique. Et elles ont interprété la voie juridique comme étant la voie pacifique. C’est une analyse d’associations respectueuses du système républicain, qui pensent que le droit est la meilleure façon de réagir sans violence et sans agiter un rapport de force communautaire ou communautariste. Or, le droit n’est pas neutre. Une plainte d’associations religieuses, ce n’est pas anodin dans un contexte qui connaît déjà une certaine crispation autour des questions musulmanes. Les plaignants sont passés pour des méchants barbus. Il y a les gentils barbus, la mosquée de Paris, les naïfs qui se sont trompés et puis il y a les méchants barbus, l’UOIF, qui ont incité les gentils barbus à aller au procès. C’est surtout de l’amateurisme de la part de ces associations et la preuve d’une déconnexion totale des grandes fédérations musulmanes par rapport aux nouvelles générations musulmanes, qui, elles, n’étaient pas d’accord avec ce procès.

Que pensez-vous de l’unanimité politique et intellectuelle qui a entouré cet événement ?

Il y a une islamisation du débat public. Ce qui relevait de l’altérité – les « immigrés », les « beurs », les personnes « issues de l’immigration » – est de plus en plus décliné sur le mode « musulmans ». L’unanimité qui a entouré le procès révèle que l’objet « islam » est désormais un enjeu politique à part entière, comme l’ont été les questions de l’environnement ou du chômage. Elle montre aussi que l’on est dans un contexte où l’absence d’imagination politique, économique et sociale se traduit par un surinvestissement des questions symboliques et identitaires. Aujourd’hui, en France, parler de laïcité et de république, c’est une autre façon de poser la défense de l’identité française, sans avoir l’air de poser une problématique identitaire d’extrême droite.

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