Quand Sarkozy exerce son ministère…

Denis Sieffert  • 15 mars 2007 abonné·es

À droite toute ! La montée en puissance de François Bayrou dans les sondages a donc conduit Nicolas Sarkozy à sortir de sa besace un nauséeux « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ». Se sentant attaqué au centre, le candidat de l’UMP tente de compenser en allant braconner sur les terres de Le Pen. Et bas le masque de la modération dont il s’était affublé depuis la grand-messe d’investiture du 14 janvier ! Vous savez, cette voix de velours. La harangue qui n’était plus que murmure. Jaurès et Blum dans tous les discours. Revoilà Sarkozy tel qu’en lui-même. Plus vrai que nature. Car on ne lance pas un tel brûlot uniquement par stratégie électoraliste. Il faut y croire un peu. Or, les mots font froid dans le dos. Et pas seulement par leur rencontre suspecte. Ils font peur séparément. Sans même l’amalgame grossier avec l’immigration, le ministère de l’Identité nationale suffit à exhaler ses relents vichystes. L’identité n’a pas besoin de ministère. Elle se forge dans un processus complexe qui mêle l’intime à des cultures et des histoires de plus en plus nombreuses et composites. Nous n’avons pas besoin de commissariat aux questions identitaires. Sans doute la France connaît-elle une crise d’identité. Sans doute le monisme républicain est-il à la peine dans un monde de migrations et de mélanges. Mais qui peut croire que ce trouble puisse se régler par décrets, sauf à avouer que l’on cherche à masquer la profondeur du tourment en s’attaquant à des boucs émissaires ?

Et voilà que Nicolas Sarkozy cite Renan. Quel contresens ! Ou quelle imposture ! Renan était le premier à prendre acte des mouvements migratoires qui ont, au fil des siècles, enrichi la France : « Il n’y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d’une origine franque » , proclamait-il déjà en 1882, pour répondre à la chimère d’une identité qu’il faudrait protéger de l’immigration [^2]
. Il rejetait comme facteur d’identité nationale les références ethniques, religieuses et même linguistiques (« La langue invite à se réunir , disait-il *, elle n’y force pas »* ). Quand notre candidat de droite, lui, prévoit de faire obligation aux immigrants de parler français. Renan rappelait que Britanniques et Américains des États-Unis peuvent bien parler la même langue, ils n’en forment pas pour autant une même nation, pas plus que les Espagnols et ce qu’il appelait les Américains espagnols. A contrario, il citait la Suisse aux trois idiomes. Bien entendu, chacun connaît la belle définition que Renan donnait de la nation fondée sur le « consentement » : « Le désir de vivre ensemble » . On imagine là encore les détournements de sens dont ces mots peuvent être l’objet.

En se référant à eux, on a déjà multiplié les épreuves faussement initiatiques, comme cette loi Méhaignerie de 1993 qui faisait obligation aux enfants d’immigrés nés en France d’opter solennellement pour la nationalité française à l’âge de leur majorité. C’est l’idée tenace qu’il faudrait pour être « vraiment » français abjurer ce que l’on est d’autre ou ce que l’on peut être d’autre.

Décidément pas avare de références, Nicolas Sarkozy a même invoqué l’historien Marc Bloch, soixante-trois ans après sa mort, pour glorifier cette fête de la Fédération du 14 juillet 1790, par laquelle les représentants des provinces sont venus faire allégeance à la nation. Mais nous ne sommes plus tout à fait en 1790. Etil est étrange de voir comment des néolibéraux qui n’ont que les mots « modernité » et « adaptation » à la bouche quand il s’agit de nous soumettre à la mondialisation financière et aux déréglementations nous renvoient aux champs Catalauniques quand il s’agit d’identité nationale. Aucun des auteurs cités par Nicolas Sarkozy n’aurait aimé que l’on définisse les identités entre les murs d’un ministère. Renan avait à ce propos un mot magnifique : « L’homme , disait-il, ne s’impose pas. » Et il ajoutait encore ceci : « Avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà qui vaut mieux que des douanes communes. » À croire qu’il se méfiait déjà des détournements de sens. Les Français d’aujourd’hui, et plus encore ceux de demain, n’ont pas tous souffert ensemble. Leurs héros ne sont pas toujours les mêmes. Les guerres coloniales, notamment, n’ont pas toujours été vécues du même côté. Mais il ne devrait pas être interdit en revanche d’« espérer ensemble ». Le ministre-candidat ferait mieux de chercher son inspiration du côté de Montfort-sur-Meu, cette petite commune d’Ille-et-Vilaine dont les habitants ont massivement manifesté, samedi, contre l’expulsion de 23 Maliens sans papiers qui travaillaient depuis cinq ans dans un abattoir de la ville. Ils se battent et espèrent ensemble. Ils se fabriquent une histoire commune. Un même sentiment d’appartenance. Une identité en somme…

[^2]: J’emprunte ici au Renan de Qu’est-ce qu’une nation ? (1882). Des écrits très antérieurs sont beaucoup plus discutables et raviraient peut-être M. Sarkozy.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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