Les prophéties de Mme Lagarde

Geneviève Azam  • 26 juillet 2007 abonné·es

Elle est ministre de l’Économie et des Finances. Elle était présidente de Baker & McKenzie, la plus grande firme internationale d’avocats d’affaires du monde. Elle s’est opposée au moratoire sur les OGM lors de son passage au ministère de l’Agriculture, et elle s’est exprimée au Parlement le 10 juillet pour présenter une loi consacrée à la « confiance, la croissance et l’emploi » , dans un discours prophétique destiné à nous annoncer « la bonne nouvelle » (1).

Ce fut un discours de combat, prononcé par un personnage clé de l’exécutif : « Nous nous sommes engagés dans une course pour faire rentrer notre pays dans le XXIe siècle. C’est, sachez-le, une course que nous allons courir à fond. » De gré ou de force, en cinq ans, et malheur aux vaincus ! La loi est faite pour « valoriser les plus courageux et les plus entreprenants » . C’est le discours d’une bourgeoisie combative qui tente la liquidation de ce que l’émancipation humaine a pu produire. Son socle-discours, c’est la valeur travail, version bourgeoisie financière et rentière, c’est-à-dire la valeur argent. Voilà Mme Lagarde partie en guerre contre toutes les résurgences aristocratiques de l’Ancien Régime, présentant le travail comme une servitude, et perpétuées par la Révolution française et de nombreux auteurs du XIXe siècle qui en sont les héritiers, jusqu’à Paul Lafargue et son « droit à la paresse » et… les 35 heures. C’est rapide, mais efficace. Ces réflexes aristocratiques favorisent l’oisiveté et sont en effet, selon la ministre, à l’origine de privilèges insensés qui ont conduit les citoyens à dire par leur vote qu’ils « voulaient non pas des rentes aléatoires mais un salaire mérité » .

Ces rentes « aléatoires » , ce sont tous les revenus de la redistribution permis par les impôts et les cotisations sociales. Pour en finir avec ces séquelles « aristocratiques » de la Révolution française, Christine Lagarde s’attaque au principe de l’impôt, qui, rappelons-le, apparaît sous sa forme moderne dans l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’arme, c’est le « paquet fiscal ». Ainsi, au nom de « l’égalité des chances » , le salariat étudiant est banalisé avec l’exonération de l’impôt jusqu’au seuil de 3 800 euros. Les heures supplémentaires sont exonérées de cotisations sociales et d’impôt, des crédits d’impôt sont donnés sur les intérêts d’emprunt, les droits de succession et de donation sont réduits, l’ISF est démantelé. Pour diminuer ces « rentes aléatoires » , rien ne vaut en effet un tarissement des recettes de la solidarité et de la redistribution. Et, pour le « salaire mérité » , il faut d’abord fermer les « trappes à inactivité » , provoquées par les minima sociaux. Peu inspirée par le sujet, elle dit laisser ce volet à Martin Hirsch, pour expliquer l’essentiel, le bouclier fiscal, « un partenariat juste et équitable » entre l’individu et l’État sur la base 50/50 : « À ceux qui recherchent les clés des paradis fiscaux, nous ouvrons nos portes. » Qu’ils viennent dépenser leur argent « honnêtement » gagné, faire repartir la croissance et fêter l’abolition des privilèges. Cela permettra peut-être de trouver les millions d’euros qui manquent dans le budget pour payer les 5 millions d’heures supplémentaires non-payées de la Fonction publique !

C’est aussi l’héritage des Lumières qui est implicitement visé avec l’appel à se défaire d’une « vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant. Retroussons nos manches » . Prenons exemple sur ces hommes et ces femmes de l’Inde, de la Chine, du Brésil ou de l’Afrique du Sud « qui se dressent devant nous tandis que nous voguons sur nos états d’âme » . Quels états d’âme, les droits sociaux, les droits humains ? Il est vrai que Mme Lagarde prend soin de dire que « le contrat social, aujourd’hui, il se décline en contrats de travail » . C’est tout, et remisons le reste dans les livres d’histoire. À condition toutefois d’engager la réforme des contrats de travail pour en faire de purs contrats individuels et commerciaux.

Quand le déni du réel et le culte de la volonté et de la toute-puissance se conjuguent ainsi pour soigner la bonne conscience en convoquant indistinctement Tocqueville, Confucius, la morale puritaine et les nouvelles tendances du rap et du R’n’B, nous mesurons la force et la dignité de tous ceux qui, ici et dans le monde, résistent à cet ordre, comme ceux qui, au XIXe siècle, résistaient à l’aliénation et à l’exploitation du salariat, tout en espérant une émancipation par le travail. Réduits à l’état de parias dans ce système de valeurs, ils ne manquent pas d’affirmer, il est vrai, une certaine allure aristocratique face à cette idéologie fruste des gagnants.

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