Nekrassov est de retour

Jean-Paul Tribout ressuscite une pièce de Jean-Paul Sartre sur la presse anticommuniste. Réjouissant !

Gilles Costaz  • 25 octobre 2007 abonné·es

Voilà que resurgit une pièce passablement oubliée de Jean-Paul Sartre, Nekrassov . À sa création, en 1955, elle fut un échec ; seul Roland Barthes éclata de rire. À sa première reprise, dans une mise en scène de Georges Werler, dans les années 1970, elle eut un accueil mitigé. Dans la nouvelle mise en scène de Jean-Paul Tribout, elle semble voguer vers le succès.

Esprit caméléon, Sartre s’amusait là à utiliser les formes de la comédie farfelue et satirique et à pimenter une action délirante de mots d’auteurs (exemple : « L’argent n’a pas d’idée »). On ne le comprit pas. À présent, cette pièce nous enthousiasme, un peu parce que Tribout l’a allégée (il a carrément enlevé un tiers du texte !) et beaucoup parce que, écrite vite, elle a la liberté et l’absence de pose des oeuvres jetées sur le papier par une plume inspirée.

Deux faits obsèdent Sartre au moment où il compose Nekrassov : l’affaire Kravchenko, cet ingénieur russe qui se réfugie aux États-Unis en 1944 et publie ensuite une bible de l’anti-soviétisme, J’ai choisi la liberté ; et la vassalisation de la presse libérale française, qui se met au service de l’atlantisme et du plus primaire anticommunisme.

Nekrassov , qui est l’une des rares pièces sur la presse, est d’abord une charge contre France-Soir et son directeur, Pierre Lazareff. Dans la salle de rédaction d’un quotidien appelé Paris ce soir, le rédacteur en chef fait tranquillement régner sa petite terreur quand les puissances occultes du journal font savoir que les ventes baissent. Mot d’ordre : relancer l’anticommunisme pour faire repartir les recettes et surtout aider la victoire de la droite dans une élection partielle. Il y a justement un journaliste chargé de l’anticommunisme, mais c’est un rédacteur fatigué, à bout de souffle. C’est pourtant lui qui va revenir avec une sorte de Kravchenko, le Soviétique Nekrassov, en fait un truand français champion du changement d’identité, qui, par ses révélations fantaisistes, va renouveler le catalogue de la propagande anti-russe…

C’est du guignol, où chacun a sa justesse grotesque, dans la mise en scène de Tribout qui joue lui-même, avec fureur, le rédacteur en chef. Sartre joue avec les mots, les situations et les idées avec le brio d’un Hugo facétieux tirant gaiement sur les ficelles du mélodrame. Et il tire à gros boulets rouges !

Les acteurs qui, pour beaucoup, se démultiplient en changeant de personnages, y vont fort, dessinent des caricatures vraies et exaltées, emportées par leur passion ou rétrécies par la routine : Éric Verdin, grandiose dans la folie ténébreuse, Henri Courseaux, admirable médiocre, Marie-Christine Letort, Jacques Fontanel, Emmanuel Dechartre, Xavier Simonin et Laurent Richard. Les esprits délicats feront, comme à la création, la fine bouche, d’autant que Jean-Paul Sartre perd parfois les pédales dans ses dédales. Mais quel étourdissant jeu de massacre à savourer au passé et au présent !

Culture
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