Passage en force

Le traité que les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement s’apprêtent à adopter, à Lisbonne, n’est qu’un nouvel habillage de la « constitution » européenne rejetée majoritairement en France et aux Pays-Bas.

Michel Soudais  • 11 octobre 2007
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Passage en force

L’affaire est dans le sac. Ou presque. Au sommet de Lisbonne, les 18 et 19 octobre, les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne devraient boucler le texte définitif d’un nouveau traité institutionnel, conformément à un accord trouvé en juin sur le principe d’un « traité modificatif ». Plus aucun obstacle ne semble devoir en entraver la conclusion, tant est forte la volonté des États membres et des dirigeants économiques de refermer la période d’incertitudes née du double refus des peuples français et néerlandais de ratifier le traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE), en mai-juin 2005.

Illustration - Passage en force


Jean-David Levitte et David Martinon, conseiller diplomatique et porte-parole de l’Élysée, avec Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, lors du sommet européen de juin 2007 à Bruxelles. KOVARIK/AFP

Sitôt achevées les élections présidentielle et législatives dans notre pays, ce qu’il faut bien appeler la revanche des « ouistes » a été rondement menée. Comme si les responsables européens craignaient le réveil d’une opinion publique qui, en se saisissant du contenu des discussions, en aurait modifié le climat. Fait inédit, les discussions ont commencé dès l’été à partir d’un projet de texte pratiquement achevé, préparé par la présidence portugaise de l’Union, sur la base du « mandat » très précis des Vingt-Sept adopté lors du sommet des 21 et 22 juin. Elles ont été conduites dans l’opacité la plus totale par des représentants accrédités des gouvernements puis des juristes experts, à la vitesse grand V, puisque ceux-ci ont annoncé, le 2 octobre, que leur travail était terminé. Le projet de traité, diligemment traduit dans toutes les langues de l’Union, a été mis en ligne le 5 octobre ^2.

Certes, « cela ne préjuge en rien de ce qui peut se passer » au sommet de Lisbonne, où les dirigeants seront libres de soulever d’autres questions « hors mandat » , comme le soulignait aussitôt un diplomate. Certes, quelques points de désaccord subsistent, qui seront discutés par les ministres des Affaires étrangères le 15 octobre à Luxembourg, puis, si nécessaire, au sommet de Lisbonne. L’Italie s’oppose ainsi à la nouvelle répartition des sièges par pays au Parlement européen, qui doit passer de 785 à 750 sièges à partir de 2009. Selon la proposition actuelle, sur laquelle le Parlement italien se prononcera le 11 octobre, Rome perdrait 6 eurodéputés, contre 4 pour Paris et 5 pour Londres. Cela « fausserait la traditionnelle parité numérique entre les parlementaires italiens, français et anglais » , a contesté Romano Prodi. Varsovie, qui a déjà obtenu d’échapper au caractère (modestement) contraignant des articles sur les droits individuels et politiques de la Charte des droits fondamentaux ­ les très conservateurs frères Kaczynski au pouvoir en Pologne redoutaient leurs effets sur la protection des droits des homosexuels, entre autres ­, insiste notamment pour inclure la clause dite de « Ioannina » dans le traité, soit dans le texte lui-même, soit dans un protocole. La Pologne compte sur cette clause, qui permet à des pays mis en minorité sur une décision de la geler quelque temps, pour compenser sa perte de poids relative dans le nouveau système de votes à partir de 2017. Les frères Kaczynski réclament aussi un poste permanent d’avocat général à la Cour européenne de justice.

Mais même si, « jusqu’au dernier moment, chaque gouvernement, chaque État peut poser des questions » , comme le rappelle le secrétaire d’État portugais aux questions européennes, Manuel Lobo Antunes, la volonté politique d’aboutir vite devrait avoir raison de ces petites réclamations. Le résultat « est conforme à nos lignes rouges » , s’est félicité un porte-parole britannique, vendredi dernier, après que les experts ont éliminé une à une les difficultés, la dernière étant la dérogation demandée par les Britanniques sur la coopération policière et judiciaire. Même le bouillant président polonais, Lech Kaczinsky, a estimé, lundi, à « 95-98 % » les chances de parvenir à un accord à Lisbonne, après un entretien avec Nicolas Sarkozy. Il a admis à mots couverts que le fait que la Pologne connaisse des élections législatives deux jours après le sommet ne facilitait pas sa tâche, tout en assurant que cela ne devrait pas être une cause de blocage.

La « constitution », rejetée en 2005, a donc toutes les chances d’être remplacée par le projet de traité d’ores et déjà consultable. Premier constat : ce traité n’est ni « mini » , ni « simplifié » , contrairement à ce qu’une propagande aussi habile qu’insidieuse voudrait faire croire. Fort de 256 pages, ce « traité modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne » , qui devrait à terme s’appeler « traité de Lisbonne », se compose d’un préambule, du traité lui-même et d’une multitude de protocoles et de déclarations reflétant les concessions faites aux différents États membres pour arracher un accord. Alors que la Constitution rejetée par les Français et les Néerlandais en 2005 remplaçait tous les traités européens par un texte unique, celui-ci amende les deux traités « fondateurs » ­ le traité de Rome sur la Communauté européenne en 1957 et le traité sur l’UE de Maastricht en 1992. Il se lit comme une liste de modifications, du genre : « L’article 1er est modifié comme suit » ou « la phrase suivante est ajoutée à la fin du premier alinéa » . Il est donc incompréhensible sans les deux autres traités à portée de main. Ce qui en limite la compréhension à un public de juristes avertis, alors même que le préambule prétend que l’objectif de ce traité est de « renforcer l’efficacité et la légitimité démocratique de l’Union » .

Second constat : ce nouveau traité n’est pas « révisé » par rapport au traité constitutionnel européen majoritairement rejeté par les peuples français et néerlandais. Valéry Giscard d’Estaing le dit mieux que quiconque : le nouveau texte « correspond à une nouvelle écriture du texte original et contient l’essentiel de la Constitution européenne » , a déclaré à la presse l’ancien président de la Convention européenne, qui avait préparé le texte du traité constitutionnel. On se souvient aussi qu’à la vue du premier jet le député européen Jean-Louis Bourlanges s’était exclamé : « Toute la Constitution est là ! Il n’y manque rien ! »

L’affirmation enthousiaste de cet élu centriste doit être nuancée. Le nouveau texte ne contient aucun article mentionnant les symboles de l’Union européenne, tels que le drapeau et l’hymne ; le chef de la diplomatie ne porte pas le titre de « ministre » européen des Affaires étrangères mais celui de « Haut Représentant de l’UE pour la politique étrangère et la sécurité » , ce qui en fait, selon l’expression de Nicolas Sarkozy, un « ministre des relations extérieures sans le nom » . Enfin, le terme même de « constitution » a été abandonné, et le texte renonce à appeler « loi » et « loi-cadre » les règlements et directives.

Toutefois, ces changements de terminologie, destinés, comme la suppression des symboles, à contourner les réticences des souverainistes, ne modifient pas la substance juridique du traité rejeté. Pour preuve, la personnalité juridique accordée à l’Union, qui permettait au traité de Giscard de se présenter comme une constitution, demeure. Ainsi que la présidence stable de l’Union ­ un président, qui n’est pas un chef de gouvernement en exercice, élu pour deux ans et demi. Enfin, l’ancien article 6 du TCE, qui posait la supériorité de la norme européenne sur la loi nationale, ne figure plus dans le traité proprement dit, mais il y est explicitement fait référence dans une déclaration annexe qui rappelle la jurisprudence de la Cour de justice, ce qui revient au même. Même sans l’appellation, le traité modificatif se présente comme une loi fondamentale modifiant les traités existants qui, eux-mêmes, forment déjà une constitution qui ne dit pas son nom. Les mêmes artifices sont employés pour endormir les « nonistes » de gauche hostiles à l’orientation néolibérale de la construction européenne. Lors du sommet de juin, Nicolas Sarkozy s’était bruyamment félicité d’avoir obtenu que la mention de la « concurrence libre et non faussée » soit biffée des objectifs de l’Union. Le président de la République avait alors claironné que cette mesure constituait « une réorientation majeure des objectifs de l’Union » . Cette opération de communication a fait long feu. « Rien ne va changer ! » , a précisé, le 27 juin, Angela Merkel, en réponse à une question de Francis Wurtz, le président du groupe GUE au Parlement européen, sur le retrait de cette phrase.
Pour celle qui assurait alors la présidence de l’Union européenne, le principe en question reste d’ailleurs dans le texte comme un moyen. Et pour éviter toute ambiguïté, insistait-elle, un « protocole » a été spécialement rédigé pour souligner « haut et fort » que « ce moyen doit être conservé dans toute sa plénitude » . Le protocole n° 6 rappelle en effet que « le marché intérieur tel qu’il est défini à l’article I-3 du traité de l’UE comprend un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée » . L’article I-3 est celui qui traite des objectifs de l’Union ; le tour de bonneteau est parfait.

Abondant dans le même sens que la chancelière allemande, José Manuel Barroso ajoutait, en réponse à la même question, que le principe de concurrence ne devait en aucun cas être « sapé » , car il constitue « l’une des composantes essentielles du marché unique. Cela doit être très clair » . Contrairement à ce qu’affirme Nicolas Sarkozy, le respect de l’économie ouverte de marché « où la concurrence est libre et non faussée » reste une des pierres angulaires de la construction européenne. Les contraintes induites par ce principe libéral sont toutes reconduites dans le traité : libre circulation des capitaux, statuts et missions de la Banque centrale européenne, obligation d’ouverture à la concurrence des entreprises de service public, pouvoirs de la Commission européenne en matière de concurrence, etc. Aucune des exigences portées par les partisans du « non » n’a été prise en compte. Pas plus le rejet de ces dispositions économiques que la critique de la référence aux « héritages religieux » , celle de l’inscription de la défense européenne dans la politique de l’Otan ou la demande de levée des obstacles à l’amélioration des règles sociales et à l’harmonisation de la fiscalité. Pire, même, la dispense accordée au Royaume-Uni d’appliquer la Charte des droits fondamentaux indique, comme le relève le syndicaliste Pierre Khalfa, que « le social serait donc en option et la concurrence obligatoire. C’est l’officialisation du dumping social ! »

L’exigence démocratique n’est pas mieux considérée. Alors que celle-ci était une des principales revendications du « non », les citoyens restent les grands absents de ce processus. Tout a été conçu au sommet et à huis clos. L’absence de référendum, voulu par Nicolas Sarkozy, transformerait ce déni de démocratie en coup de force contre la volonté populaire.

Politique
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