Intellectuels dans l’air du temps

Des intellectuels « médiatiques » et des journalistes affichent leur soutien aux dogmes néolibéraux. Du dénigrement de la grève de 1995 à la défense du oui au traité européen, petite revue des révérences de l’idéologie dominante.

Olivier Doubre  • 8 novembre 2007 abonné·es

Souvent présentée comme naturelle ou de «~bon sens~», la promotion du néolibéralisme en matière économique (avec parfois en parallèle un conservatisme autoritaire en matière politique ou de moeurs) constitue l’objet de nombre de discours de nos intellectuels «~médiatiques~» nationaux. Sans être exhaustif, quelques noms suffisent à renseigner sur la catégorie~: Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Jacques Marseille, Elie Cohen, etc. Un petit groupe de personnes qui parvient à occuper de façon quasi ininterrompue presse écrite, radios et télévisions par de multiples interventions (livres, articles, chroniques, participations à des talk shows ). Cette caractéristique du «~paysage audiovisuel français~» est aujourd’hui bien connue, notamment grâce aux travaux de Serge Halimi [^2] ou d’Henri Maler et de l’association Acrimed. Quant au contenu, le petit livre offensif d’Éric Hazan, directeur des éditions La Fabrique, intitulé LQR [^3] a montré avec force les effets de cette « novlangue » du néolibéralisme contemporain qui, insidieusement, creuse le sillon d’une «~propagande au quotidien~» dans les médias, la publicité, les supermarchés, au travail ou dans la rue, pour ainsi «~travailler chaque jour à la domestication des esprits~» . Euphémismes, tournures, « évitement des mots du litige » (par exemple classes sociales remplacées par couches sociales), un vocabulaire et quelques techniques rhétoriques ont donc permis, depuis le début des années 1980, la diffusion généralisée des dogmes néolibéraux…

Toutefois, malgré ce long conditionnement lexical et idéologique, il faut croire qu’en France le «~peuple~» refuse parfois de s’en laisser trop conter. Retour en 1995. Alors que Jacques Chirac vient tout juste d’être élu président, fort d’une majorité écrasante au Parlement depuis la déroute de 1993 du Parti socialiste, le nouveau Premier ministre Alain Juppé décide de mener au pas de charge des réformes « nécessaires à la modernisation du pays » , notamment de la Sécurité sociale ou ­ déjà ­ des régimes spéciaux de certains agents des services publics… Dès l’annonce, le 15 novembre 1995, du «~plan Juppé~» , acclamé sans surprise par la presse conservatrice, des commentaires élogieux abondent immédiatement dans les journaux classés à gauche, Libération et Nouvel Observateur en tête~: Jacques Julliard, Jean Daniel ou Serge July saluent ainsi le «~courage~» , la « rigueur » et la « cohérence » ­ par opposition au « laxisme » antérieur ­ de cette réforme, certes mise en oeuvre par un gouvernement de droite, mais qui contient nombre d’éléments « progressistes » … Il s’agit surtout alors de soutenir Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, seule centrale à ne pas s’opposer au « plan Juppé », dont on connaît les liens avec nombre d’éditorialistes ou de personnalités issues des champs universitaire et journalistique tels, outre Jacques Julliard déjà cité, Pierre Rosanvallon ou Alain Touraine. La stratégie de communication du gouvernement semble donc au départ fonctionner parfaitement. Mais, alors que débute la très forte mobilisation des salariés des transports, survient un événement «~imprévu~»~: un premier sondage d’opinion révèle soudain que « la réception du plan est beaucoup moins favorable que la célébration médiatique ne le laissait penser » [^4], p. 14.). Les grands organes de presse se voient donc contraints de constater l’ampleur de la grève des agents du service public en défense des principes de solidarité nationale née à la Libération, mais de fait menée aussi comme « par procuration » pour nombre de salariés du privé, aujourd’hui soumis à des pressions telles que les arrêts de travail sont devenus, dans bien des entreprises, impensables…

Pour autant, les principaux intellectuels «~médiatiques~» tentent une nouvelle offensive, avec une pétition, lancée par les responsables de la revue Esprit , « pour une réforme de fond de la Sécurité sociale ». Outre les soutiens au « plan Juppé » susnommés, ses signataires sont Olivier Mongin, Paul Thibaud, Alain Finkielkraut, Irène Théry… Apparaît alors au sein du champ intellectuel une ligne de clivage qui conserve encore aujourd’hui, pour la plupart des personnalités concernées, toute son acuité puisqu’un autre texte « en soutien aux grévistes » regroupe, autour de Pierre Bourdieu, ceux des intellectuels qu’on peut qualifier de « critiques » : Gérard Mauger, Pierre Vidal-Naquet, Lucie et Raymond Aubrac, Daniel Bensaïd, Étienne Balibar, Alain Brossat…*

En dépit des impressionnantes manifestations de novembre-décembre 1995, la plupart des commentateurs et intellectuels les plus en vue dans les médias n’ont cessé, jusqu’aux derniers jours avant le retrait de son plan par le Premier ministre, d’apporter leur soutien au gouvernement et à la direction de la CFDT, syndicat qui, vu son attitude pendant le mouvement, voit les semaines suivantes une partie de sa base rejoindre SUD, FO ou la CGT. On connaît la suite~: un gouvernement de droite nouvellement élu fut finalement contraint, devant la mobilisation populaire, de retirer son texte, gelant là toute velléité de remise en cause des régimes spéciaux de retraite de ces agents de la Fonction publique pour plus d’une dizaine d’années. Même si aujourd’hui, alors que le gouvernement Fillon tente à nouveau une telle réforme, quelques mois après l’élection présidentielle, beaucoup de ces mêmes intellectuels médiatiques argumentent en faveur du projet gouvernemental…

Toutefois, après leur cuisante défaite de 1995, ceux-ci n’ont pas rangé, loin s’en faut, leur engouement pour les mesures néolibérales, comme en 2001, lorsqu’ils saluent «~la réforme~» du statut de la SNCF ou, en 2002, celle du statut des intermittents du spectacle, avant de se féliciter l’année suivante de l’adoption de celle des retraites, contre laquelle la mobilisation, pourtant conséquente, ne parvient pas à faire fléchir le gouvernement [^5]. Enfin, on se souvient de « l’évidence » et du « bon sens » des Français qui, selon tous les grands organes de presse, devaient s’empresser d’approuver le projet de TCE en mai 2005… Enfin, sous de grands airs de réflexion indépendante, l’exemple le plus récent de révérence à l’air du temps néolibéral se trouve sans doute dans le dernier livre commis par le plus «~grand~» des intellectuels médiatiques, Bernard-Henri Lévy, qu’il vient de consacrer à la gauche hexagonale [^6], dont il déplore l’ « archaïsme, son retard idéologique persistant, son attachement névrotique à ces principes hors d’âge que sont les principes du socialisme traditionnel »

Pourtant, à côté de ces intellectuels omniprésents dans les grands médias, d’autres n’ont pas perdu le goût de l’engagement, de la lutte et de la contestation. Si Politis continue à faire entendre une musique différente de celle diffusée ailleurs, souvent en boucle (on se souvient du dossier sur la critique du capitalisme, refusé au dernier moment par le Nouvel Obs , publié dans notre n° 967), quelques revues tentent elles aussi de résister à l’air du temps. Ainsi, la revue Vacarme fait-elle, dans le n° 41, de septembre dernier, le point sur ces « révolutions conservatrices » qu’ont connues nombre de pays industrialisés comme les Etats-Unis, l’Angleterre ou l’Italie, alors que le tour de la France semble venu… De même, la livraison d’automne (n° 30) de Multitudes propose, en un éditorial revigorant d’Yves Citton et Judith Revel intitulé «~Droites nouvelles, gauche vieillissantes~? Autre chose~!~», quelques pistes pertinentes pour «~réinventer la gauche et le rapport à la politique~»
[^7]. D’autres intellectuels sont donc possibles…

[^2]: cf. Les Nouveaux Chiens de garde, Serge Halimi, Liber/Raisons d’agir, 2005.

[^3]: Liber/Raisons d’agir, 2006

[^4]: In Le « décembre » des intellectuels français, Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis (Liber/Raisons d’agir, 1998

[^5]: cf. le très complet Médias et mobilisations sociales, Henri Maler et Mathias Reymond, Acrimed, Syllepse, 2007, 174 p., 7 euros.

[^6]: Ce Grand Cadavre à la renverse, Grasset, 432 p., 19,90 euros

[^7]: Vacarme, n° 41, Amsterdam, 10 euros ; Multitudes, n° 30, Amsterdam, 12 euros.

Politique
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