Vanille et citron

La mixité permet de reformuler les relations entre les sexes, affirment des sociologues dans un essai consacré aux pratiques des jeunes. Si les normes sont peu bousculées, de nouveaux espaces de transgression apparaissent.

Ingrid Merckx  • 8 novembre 2007 abonné·es

La guerre des sexes a encore de beaux jours devant elle. Presque dix ans après la parution ­ en plein débat sur la parité ­ de la Domination masculine de Pierre Bourdieu, la mixité n’est toujours pas une garantie d’égalité. C’est du moins ce que remarquent Henri Eckert et Sylvia Faure dans les Jeunes et l’agencement des sexes , dernier-né de la série « Le genre du monde », initiée par les éditions La Dispute en 2002 [^2] « Finalement, que sait-on des modes de coexistence des adolescents ? Comment les stéréotypes de sexe se perpétuent-ils au sein des nouvelles générations ? Comment se recomposent des héritages symboliques comme la croyance à l’infériorité des femmes et l’assignation des filles aux espaces privés et à la procréation, et celle des garçons à la vie publique, à la virilité, et à la force ? » L’ouvrage rassemble une douzaine d’études de sociologues sur le rapport que les jeunes nés dans une certaine mixité entretiennent avec les clivages et/ou les stéréotypes de sexes. L’idée étant d’observer à travers différentes pratiques, y compris professionnelles, de quelle manière ils reproduisent l’ordre sexué, quels mécanismes de reproduction ils entérinent, et de quels processus de « désenclavement » ils s’emparent.

Illustration - Vanille et citron


Les mêmes stéréotypes de sexe se perpétuent-ils au sein des nouvelles générations ? JUPITERIMAGES

« Si donc la mixité n’est pas un « moyen sûr pour avancer vers l’égalité », expliquent Henri Eckert et Sylvia Faure en reprenant une formule de la philosophe Geneviève Fraisse, elle n’en offre pas moins l’occasion de mettre au jour les stéréotypes qui organisent les modes de réponse aux situations qu’elle crée. Plus qu’un « seuil à partir d’où il faut se tenir » […], elle donne la possibilité aux hommes comme aux femmes de reformuler leurs relations, en appelant à dépasser les habitudes et les pratiques qui reproduisent les divisions traditionnelles entre les sexes. » Un des premiers attraits de cet ensemble d’analyses réside dans les postes d’observation choisis. Pas les plus manifestes (filles footballeuses et garçons danseurs classiques). Ni les plus intrigants (les clivages de genre dans le traitement de l’anorexie). Mais les plus récents. Dans « Les dispositions de genre dans la danse hip-hop », par exemple, Sylvia Faure met en évidence les mouvements de genre effectués dans cette danse au fur et à mesure qu’elle s’institutionnalisait. Plus le hip-hop est devenu danse de création, et plus il a dégagé de la place pour les filles, lesquelles ont, de fait, mieux investi le break , danse de rue et de compétition, plus physique, plus « masculine ».

L’alléchant chapitre sur les lectures sexuées du Seigneur des Anneaux , film de Peter Jackson (2001-2003) adapté de la trilogie de J.-R. Tolkien, vaut moins par son analyse de la réception que par ce qu’elle révèle des mécanismes de reproduction de stéréotypes sexués orchestrés par la presse de jeunesse. En gros, les magazines pour les filles ont valorisé les acteurs du film et le versant sentimental du scénario, tandis que ceux pour les garçons ont privilégié la mise en scène de combats et l’univers de Tolkien. Heureusement que quelques adolescentes ont dit s’identifier au personnage d’Eowyn, courageuse jeune dame du Rohan qui décapite un Nazgül sur le champ de bataille, défiant ainsi un puissant sortilège justement parce qu’elle est une femme…

Mais c’est dans l’étude de Céline Metton sur les pratiques de « chat » que les conclusions sont les plus étonnantes. Comme on pouvait s’en douter, ce nouvel espace social de dialogue sur Internet conduit d’abord à une exacerbation des stéréotypes sexués, ce dont témoigne le choix de pseudonymes comme « Tigresse 31 », « Bogoss », « Zouklover »… Les représentations de femmes fatales et de mâles virils servant la constitution de cartes d’identités électroniques conformes à la division sociale des sexes. Mais, face au harcèlement des garçons, les filles savent aussi donner le change, entrer dans le jeu et mettre en place des stratégies de riposte : « Dans cet espace désincarné, elles peuvent s’affirmer plus facilement que dans la cour, où les garçons dominent les interactions », explique la chercheuse. Et donc reprendre un peu de pouvoir. Par ailleurs, Internet permet de se travestir, de changer d’âge et de sexe. Dans cette sorte de carnaval moderne, les jeunes peuvent s’abstraire en secret de règles sociales, investir des imaginaires, éprouver des comportements, tester des attitudes sans intermédiaire. Probablement parce qu’il s’agit d’un espace privé où les jeunes sont moins sous l’emprise des représentations sociales et de l’injonction de s’y conformer, précisent Henri Eckert et Sylvia Faure. Le « chat » est donc aussi un lieu de transgression. Mais pas de quoi mettre en péril la domination masculine.

Y aurait-il une certaine fatalité dans le clivage des sexes ? s’inquiètent ces deux chercheurs. Même là où l’opposition a été supprimée, dans certains secteurs professionnels où les femmes sont entrées, notamment, elle est finalement réaffirmée. Il ne suffirait pas d’imposer des femmes dans un environnement masculin : les nouveaux agencements feraient émerger de nouvelles frontières. Dans leur étude « Le défi de la féminisation des chaînes automobiles », Henri Eckert et Emmanuel Sulzer voient dans la résurgence du virilisme dans des entreprises où les équipes se sont féminisées le résultat de l’effondrement des formes d’opposition collectives. Mais « les situations de mixité contribuent à une remise en cause de la division sexuée du travail » et « favorisent l’apprentissage d’un vivre-ensemble » , défendent Henri Eckert et Sylvia Faure. Car, en même temps qu’elles légitiment les frontières, elles suggèrent de dépasser les clivages. En matière d’emploi, les leviers les plus sûrs pour ces deux chercheurs sont la liberté des vocations et la poursuite de l’entrée des jeunes femmes dans ces secteurs plutôt masculins.

D’où l’intérêt de l’étude sur les étudiants et étudiantes de parents nord-africains, où Alain Frikey et Jean-Luc Primon abordent les clivages de sexe en passant d’abord par la question des clivages générationnels. Mettant en évidence une certaine mixité chez ces jeunes dans le choix des études supérieures (qu’ils sont encore trop peu nombreux à suivre), les deux sociologues entament une réflexion plus générale sur la relation de ces jeunes au travail : plus de discrimination à l’embauche pour les garçons, mais des emplois finalement plus précaires pour les filles. Des souffrances au travail s’expriment aussi, dans le cas d’inadéquation avec des projets de départ ou des efforts de formation : « Quelles satisfactions trouver à un emploi que n’importe qui peut faire ? »

Ce n’est pas la moindre qualité de cet ensemble de travaux que de croiser guerre des sexes et lutte des classes. Données sociales, données sexuées, données sur les origines et division sociale du travail. Et ceci dans un mouvement général de dénonciation des discriminations et des inégalités. C’est pourquoi une remarque du chapitre sur « Les âges sociaux et sexués du métier de danseur » fait figure de dérapage : Pierre-Emmanuel Sorignet y glisse en effet que les intermittents du spectacle sont protégés par un régime d’indemnisation du chômage « beaucoup plus favorable que celui des autres salariés », alors que les danseurs sont précisément parmi les plus précaires des intermittents, travailleurs globalement très précaires. Les travaux de cet ouvrage couvrent des pratiques très diverses, mais rares sont ceux qui se livrent à des observations transgenre, homosexuée ou bisexuée… Petits arrangements entre les sexes, donc, mais sans parler de sexe tellement, ni d’amour d’ailleurs.

[^2]: La Mixité au travail, Sabine Fortino ; Le Deuxième corps, Marie Pezé, L’Arrangement des sexes, Erving Goffman ; L’Emprise du genre, Ilana Löwy..

Société
Temps de lecture : 7 minutes