Une idéologie française

Historien et sociologue, François Denors retrace l’histoire du néolibéralisme en France depuis l’entre-deux-guerres.

Jean-Baptiste Quiot  • 28 février 2008 abonné·es

Le néolibéralisme français n’est pas si « néo» que ça ! C’est en tout cas ce que prétend François Denord, chercheur au CNRS, dans son livre : Néo-libéralisme version française, histoire d’une idéologie politique . Àla croisée de l’histoire et de la sociologie, cet essai a le mérite de s’attaquer aux idées reçues et de révéler ce qui se cache sous l’appellation commune de « néolibéralisme». Tout d’abord, le néolibéralisme n’est pas arrivé en France de Grande-Bretagne ou des États-Unis dans les années 1980, il a une origine tout à fait française: « Son histoire s’enracine dans le bouillonnement intellectuel de l’entre-deux-guerres. Des économistes, des patrons et des hauts fonctionnaires jettent les bases d’un libéralisme nouveau qui se veut une troisième voie entre un « laissez-faire » jugé moribond et une planification économique supposée faire le lit du socialisme ». C’est cette fameuse «troisième voie» qui permet à ce courant idéologique de traverser les différents courants politiques. Ce «néolibéralisme» n’est pas la simple reprise des arguments classiques d’un Adam Smith ou d’un autre auteur du XIXe siècle. Loin de caractériser le simple abandon utopique de l’État au profit d’un hypothétique équilibre des volontés individuelles, il consiste en la création idéologique d’un paradoxal mode de gouvernement «interventionniste» mis au service du marché dans sa version conservatrice, ou concourant à sa «régulation» dans sa version sociale libérale. « À la manière des doctrines concurrentes, le néo-libéralisme se veut une politique économique et c’est en cela que réside sa nouveauté » , résume François Denors. Il ne s’agit pas de faire disparaître l’État, mais de le circonvenir à son rôle d’outil pour « faire sauter les verrous réglementaires, législatifs ou corporatifs qui entravent la libre concurrence » et « désengager l’État du secteur productif » .

Pour cet historien et sociologue, il faut replacer les transformations économiques et sociales dans leurs contextes de luttes politiques et individuelles. Alors que le XIXe siècle avait « consacré l’équilibre des puissances internationales, le règne de l’étalon-or et le triomphe de l’État libéral » , les trois décennies de 1914 à 1945 font vaciller ce modèle. C’est le 26 août 1938 que s’enclenche l’histoire du néolibéralisme avec la tenue à Paris du Colloque Walter-Lippmann, qui réunit, entre autres, Raymond Aron et Friedrich Hayek, et d’où résulte la formation d’un groupe soudé dont l’objectif est de «réviser le procès du capitalisme» . Au sortir de la guerre, «socialisme, marxisme et catholicisme social donnent plus que jamais le ton de la vie intellectuelle. Comme leurs homologues étrangers, les libéraux français se replient alors dans des organisations internationales telle la Société du Mont-Pèlerin, créée pour favoriser le dialogue entre les partisans de l’économie de marché» , explique François Denord. Il retrace l’histoire d’un premier libéralisme modéré ou «pragmatique», qui parvient à s’imposer sur la scène politique dans les années 1950, « grâce à l’avènement du marché commun et de la Ve République, au sein même des bureaucraties d’État » . Parallèlement, un néolibéralisme radical ou «offensif» prend son essor « dans l’univers patronal, où la défense de la libre entreprise transcende les clivages » et parvient au pouvoir dans les années 1980. Cependant, pour François Denord, ce qui permet la continuité de ces deux formes, c’est « la cause européenne » , qui « a servi de justification et de moteur à la libéralisation de l’économie française. En redessinant le périmètre de l’action étatique, elle a satisfait aux aspirations du néolibéralisme tel qu’il s’était historiquement constitué » . Mais il précise que «l’architecture institutionnelle de l’Europe a également favorisé le développement d’un libéralisme plus radical» . Conséquences : neutralisation des positions politiques et consolidation du pouvoir des experts.

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