Photo qui ment

Bernard Langlois  • 24 avril 2008 abonné·es

Ça paraîtra un peu réchauffé pour certains, mais si je reviens cette semaine sur cette affaire de photo mensongère, déjà analysée et démontée depuis plusieurs semaines (notamment par Pierre Haski sur Rue 89 ), c’est qu’elle continue à tromper son monde ; pas plus tard qu’hier, un proche me demandait « ce que j’en pensais ». Voilà donc (et pardon pour ceux qui savent déjà).
Comme on dit souvent : une photo vaut bien un long discours.
C’est vrai : à condition que la photo soit véridique, qu’elle n’ait pas fait l’objet d’un montage, qu’elle ne soit pas accompagnée d’une légende l’interprétant de façon erronée. Dans la guerre de la propagande, qui fait rage autour de la question tibétaine – JO, révoltes, répression, boycott, représailles –, la photo ci-dessus s’est donc mise à circuler sur le Net fin mars. Avec cette légende : « Londres – 20 mars – Le GCHQ, l’agence gouvernementale de communications qui surveille électroniquement la moitié du monde depuis l’espace, a confirmé l’accusation du dalaï-lama selon laquelle l’Armée populaire de libération chinoise, déguisée en moines, a provoqué les émeutes qui ont tué ou blessé des centaines de Tibétains… » Sur ce cliché, on peut voir en effet des soldats chinois qui viennent de recevoir (de « toucher » , comme on disait à l’armée !) de bien étranges paquetages, dont la couleur safran évoque irrésistiblement les robes des moines tibétains. Diable : voilà qui donne un sacré crédit à ceux qui attribuent les émeutes de Lhassa à des provocations chinoises (reste à savoir dans quel intérêt pour Pékin, mais bon…) !
Or, cette photo ment. Ou sinon la photo, qui n’a pas l’air d’un montage, la légende qui l’accompagne. En fait, la scène que nous voyons a bien eu lieu. Mais ni à cette date, ni dans le contexte qu’on nous dit.

UN TÉLÉFILM

Je vais m’appuyer là sur l’enquête du journaliste écrivain belge Michel Collon, qui, depuis la première guerre du Golfe, riche en manipulations en tous genres (souvenez-vous des bébés arrachés des couveuses par la soldatesque barbare de Saddam Hussein, ou de ces témoignages propres à vous arracher des larmes concoctés dans des agences de pub suisses payées par la CIA…), Michel Collon, donc, s’est fait une spécialité de traquer la désinformation.
Vous vous référerez à son blog, « Le Grand Soir » [^2], pour jouer avec lui au « jeu des sept erreurs » que lui a inspiré cette photo. Je vous livre juste le résultat de ses investigations : prise en 2003, la photo montre des soldats chinois qui s’apprêtent en effet à revêtir des tenues de moines bouddhistes ; mais c’est pour les besoins d’un téléfilm, auquel les (vrais) moines tibétains ont refusé de participer (Collon croit même savoir de quel film il s’agit : un feuilleton en vingt-cinq épisodes tiré du roman d’un auteur tibétain, Alai, Lorsque la poussière est tombée, qui a reçu l’un des plus grands prix littéraires chinois en 2000) et pour lequel les soldats ont été réquisitionnés pour faire les figurants, c’est paraît-il une pratique assez courante.
Comme quoi, en effet, l’habit ne fait pas le moine !

VOIR SUR PIÈCES

Mais, me direz-vous, et pourquoi ne serait-ce pas ce Collon qui nous enfume ?
Disons d’abord que c’est un investigateur qui nous a habitués à un travail rigoureux et qui n’a jamais été pris en défaut. On peut ou non apprécier « Le Grand Soir », qui publie nombre de tribunes et d’éditos exprimant une pensée de gauche radicale et d’un anti-impérialisme sans faille (perso, j’apprécie !) ; mais, dans le domaine des enquêtes, des faits, Collon cite toujours ses sources et permet donc à ses lecteurs qui auraient des doutes (et pourquoi pas ?) d’aller voir sur pièces. Et c’est encore le cas dans cette affaire, puisqu’on peut trouver la photo et l’explication du téléfilm en légende sur un site bouddhiste et pro-tibétain (en anglais) dont il nous donne le lien. Et c’est ce site, qui lui-même défend la thèse de la manip’ chinoise (c’est-à-dire d’émeutes provoquées par de faux moines et vrais soldats chinois), qui a publié en premier cette photo, à titre d’exemple, en disant (en gros) : « Voilà ce qui s’est fait il y a cinq ans pour un film, et ce qui se fait aujourd’hui pour provoquer des émeutes. » Voilà des bouddhistes bien honnêtes ! Car, dites-moi, s’ils avaient eu la preuve photographique de la manipulation (qu’ils défendent), pensez-vous qu’ils se seraient gênés pour la publier et la faire circuler ?
La cause est entendue, pour ce qui concerne ce document photographique. Et si vous le recevez en courrier électronique, vous pouvez déjà le retourner à l’envoyeur, avec le commentaire approprié.

CLIVAGES

Reste que – la vie est bien compliquée ! – le fait qu’une photo ait été détournée, à des fins de propagande, par des défenseurs de la cause tibétaine persuadés (ou cherchant à persuader) que toute cette histoire est une manipulation du pouvoir chinois, ne plaide pas pour l’honnêteté intellectuelle des diffuseurs ; ça ne dit rien, pour autant, sur le fond, c’est-à-dire la possibilité que les émeutes de Lhassa aient été de fausses émeutes provoquées par des militaires ou des policiers chinois déguisés en moines (après tout, dans un climat certes moins dramatique, nous avons bien connu des casseurs appointés et manipulés dans certaines manifs parisiennes !).
En effet, ça ne dit rien. Ça invite seulement à la prudence, à la plus grande circonspection, avant de s’emballer, de prendre parti pour un camp contre l’autre. Ça manipule de tous les côtés, et le débat transcende les clivages politiques habituels [^3]. (Pour rire, tiens, d’un lecteur du Gard : « Je suggère aux autorités chinoises de faire la paix au Tibet en faisant revenir le dalaï-lama, mais surtout en transformant le Tibet en Tibetland. Nous avons Disneyland, ils auront Tibetland et Lhassaland : immense parc d’attractions spécial bouddhisme, avec des tonnes de produits dérivés : ticheurtes, moulin à prières, mandalas faits main, boutiques et fast-foods à la place des bordels, etc. Une montagne tibétaine de fric à se faire. Je ne comprends pas comment et pourquoi les néocapitalistes chinois n’y ont pas pensé, eux si prompts à nous copier. Cette solution a le mérite de satisfaire tout le monde : le bizness, d’un côté la préservation de la culture et de la religion tibétaine de l’autre. Ah ! le doux commerce ! » )
Mes excuses, Votre Sainteté !

PARUTIONS

– Aux ordres. Plus ou moins, encore et toujours, sous la droite comme sous la gauche, depuis les débuts en noir et blanc jusqu’à l’explosion d’aujourd’hui : la télé. Aux ordres du pouvoir, de la pub, des marchands, des sondages ; et pire peut-être, en connivence avec tous, sans même qu’on ait besoin de les commander ! Heureusement, les Français se méfient et ne prennent plus pour argent comptant tout ce que leur débitent télés et radios, ni même presse écrite. Exemple : l’échec de Balladur à la présidentielle en 1995, malgré les efforts de TF 1, notamment (Ah ! Ce mot de Nicolas Bazire aux dirigeants de la chaîne : « Ne soyez pas tristes, vous avez vraiment fait tout ce que vous pouviez ! » ) ; mais contre-exemple, hélas : l’élection de Sarkozy, cette arnaque. L’essai de Jean-Pierre Bedeï raconte avec assez de verve cette triste histoire de l’info manipulée et des journalistes larbins [^4].

– Un qui ne l’est pas (larbin) et le paie assez cher, c’est Denis Robert, qu’on ne présente plus. Son dernier livre, une sorte de roman vrai, est d’un écrivain vraiment doué. Appréciez l’humour à la Chandler : « J’ai parfois l’impression que Denis Robert est un type que je connais de loin et qui a pas mal d’emmerdements avec les multinationales, les huissiers, les journalistes installés et la droite au pouvoir. Quand je pense à lui, je me dis qu’il a de bonnes chances de se faire laminer et que sa vie doit être vachement compliquée. Je n’aimerais pas être à sa place. Le seul problème, et il est de taille, c’est que Denis Robert, c’est moi [^5]. »
Il vous donne même sa recette pour piéger les taupes (les vraies, celles de son jardin).

Comme disait Césaire, tiens : « Il est bien plus difficile d’être un homme libre que d’être un esclave. »

[^2]: Le Grand Soir-Journal militant d’information alternative, [>www.legrandsoir.info].

[^3]: Voir, parmi cent exemples, les blogs contradictoires de deux amis et soutiens de José Bové, Raoul Marc Jennar (« Le Tibet, la démocratie et les droits fondamentaux », [>http://rmjennar.free.fr/].) et Yannis Youlountas (« Printemps 2008 : pourquoi je ne soutiens pas le dalaï-lama, les dessous d’une manipulation médiatique et géopolitique », [>http://youlountas.free.fr/].).

[^4]: L’info-pouvoir, manipulation de l’opinion sous la Ve République, Actes Sud, 328 p., 21 euros.

[^5]: Une affaire personnelle, Flammarion, 350 p., 19,90 euros.

Edito Bernard Langlois
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