Les habits neufs de l’ennemi intérieur

Éric Hazan  • 15 mai 2008 abonné·es

En France aujourd’hui , le nombre augmente sans cesse de ceux pour qui « ça ne peut pas durer » , de ceux pour qui « ça va mal finir » . Quand les banques perdent des fortunes, quand on tire au fusil sur la police dans les banlieues, quand on trouve alternativement dans la rue des magistrats, des lycéens, des chauffeurs de taxi et des sans-papiers, il y a bien de quoi s’inquiéter. Et, comme souvent en pareil cas, le réflexe de l’oligarchie est de créer un ennemi intérieur, pour recueillir l’assentiment général dans le resserrage de son dispositif militaro-policier.

C’est dans le Figaro (8 juin 2007) que paraît le premier article sur les « anarcho-­autonomes » , reprenant sans état d’âme un communiqué des Renseignements généraux. Notons en passant que le doublet est un procédé policier habituel pour désigner des groupes à la fois dangereux et repoussants, judéo-bolchéviques, hitléro-­trotskistes, islamo-fascistes. Dans ce numéro, on ­apprend que « les autorités s’inquiètent de la résurgence de groupes extrémistes […] qualifiés d’anarcho-autonomes par les services de police » . Il s’agit de former le profil de la menace, de forger un sujet responsable des actions qui ont entouré l’élection du Président – attaques de locaux de partis politiques, confrontations avec la police, ­émeutes organisées. Il s’agit de répandre l’idée d’un partage séparant la population, incarnée par son gouvernement, de quelques individus dangereux qu’il faut neutraliser dans l’intérêt de tous.

L’article date donc de juin 2007. Puis vient le « mouvement » contre la loi Pécresse dans les universités. Une vague d’occupations incontrôlées se répand, sur la ­simple base de la haine politique contre le nouveau régime. Les organisations militantes ne sont pas seulement débordées, elles sont souvent exclues, inadéquates qu’elles sont pour lutter contre un monde qui leur ressemble tant, un monde de gestion et de manipulation. Et comme il faut bien donner un nom à ce qui vous échappe, les organisations commencent alors à voir partout se propager le péril autonome. Hallucinées, elles imaginent des « totos » partout. À voir le président de Sciences-Po Grenoble frapper à la barre de fer un malheureux partisan du blocage, on en vient à redouter qu’il ait été lui aussi, homme si doux par ailleurs, atteint du terrible virus.

Le dispositif est en place, il ne reste plus qu’à le nourrir. On arrête donc à Toulouse, dans les derniers jours de novembre 2007, trois jeunes gens transportant en voiture un engin explosif. Deux sont déjà fichés comme « anarcho-autonomes ». On trouve chez eux un exemplaire de L’Insurrection qui vient , livre publié par La Fabrique, et un exemplaire du second numéro de la revue Tiqqun . En janvier 2008, c’est le tour de deux jeunes Parisiens, fichés eux aussi : ils sont arrêtés alors qu’ils se rendent à une manifestation contre le centre de rétention de Vincennes. Dans leur voiture, des fumigènes artisanaux. Enfin, quelques jours plus tard, deux automobilistes, dont l’un connu des services comme « anarcho-autonome », sont fouillés et trouvés en possession de chlorate de soude, d’un livre en italien détaillant la fabrication de bombes, et d’un plan de l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Porcheville.

**Le 2 février 2008, c’est au tour du Monde de se prêter à l’opération médiatico-­policière : l’article est intitulé « Les RG s’inquiètent d’une résurgence de la mouvance autonome ». La veille, dans *le Figaro , la ministre de l’Intérieur récitait d’ailleurs, avec sa maladresse de vieille fille, la leçon apprise : « Depuis plusieurs mois, j’ai souligné les risques d’une résurgence violente de l’extrême gauche radicale. »

La vérité de l’opération policière en cours, c’est ce versant médiatique. Un système qui ne se maintient plus que par l’inflation de ses forces de police doit donner des rebelles une image haïssable : ce sont évidemment « des terroristes » – terme qui désignait, je m’en souviens parfaitement, les combattants de la Résistance à la radio de Vichy. Mais si nul n’a jamais réussi à produire une définition incontestée du « terrorisme » – tant il est vrai que le terroriste de l’un est toujours le résistant de l’autre –, on sait bien ce qu’est l’antiterrorisme, au nom duquel sont poursuivis les huit individus mentionnés plus haut. D’après les lois antiterroristes françaises, ce qui qualifie une infraction de « terroriste » n’est pas intrinsèque à l’infraction. Ici, c’est l’intention qui compte, dès lors que l’on est « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » . Ainsi, les détenteurs de fumi­gènes dont j’ai parlé ne seraient pas incarcérés à l’heure actuelle s’ils n’avaient pas été préalablement fichés aux RG, s’ils ­n’étaient pas déjà tenus pour des individus dangereux. De même, c’est par pure construction policière que le chlorate de soude et le document italien sont devenus une bombe « en puissance », destinée à faire sauter la prison pour mineurs de Porcheville.

En réalité, l’antiterrorisme n’a rien à voir avec le « terrorisme ». Il s’agit d’une technique de gouvernement visant à éliminer par la force les cellules rebelles de l’organisme social. C’est pourquoi nous devons soutenir les subversifs récemment arrêtés : au moment où l’on s’attend à des troubles graves, leur incarcération préventive est une pure manœuvre d’intimidation menée par la police politique. Ne la laissons pas sans réponse.

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