« Les mobilisations n’arrivent pas à s’unifier pour peser »

Selon le sociologue Lilian Mathieu*, le manque d’efficacité des stratégies syndicales et la précarisation des travailleurs freinent le développement d’un mouvement d’ampleur contre les réformes sarkozystes.

Pauline Graulle  • 26 juin 2008 abonné·es

Y a-t-il selon vous une montée en puissance de la conflictualité en France ?

Lilian Mathieu : Depuis un an, on assiste à une multiplication des conflits sociaux. Dans la Fonction publique mais aussi dans le privé, avec les pêcheurs ou les transporteurs routiers… Chaque jour, il y a des protestations, ici contre la fermeture d’un hôpital, là contre la disparition d’une unité militaire ou d’un conseil des prud’hommes. Comme très peu de secteurs sont à l’abri des réformes, la conflictualité sociale est très forte. Mais aussi très dispersée : chacun se mobilise selon ses formes, sa temporalité, ses revendications. Les mobilisations ne convergent pas dans un mouvement social unifié qui pourrait s’imposer par la force du nombre. Du coup, le gouvernement fait le dos rond et attend que les journées d’action passent. On en arrive à cette situation paradoxale où il existe un très fort mécontentement qui ne parvient pas à s’exprimer sous des formes susceptibles de peser.

Pourquoi ne parvient-on pas à unifier ces mouvements ?

En grande partie parce que les stratégies syndicales conduisent à la répétition d’actions peu efficaces, ce qui fait que certaines catégories se découragent en voyant d’autres s’épuiser en pure perte. Il y a chez certaines organisations l’idée — qui tient de la prophétie autoréalisatrice — que les gens ne sont plus en mesure de s’engager dans des formes d’actions dures et longues comme les grèves reconductibles. Effectivement, les salariés qui se prennent de plein fouet la baisse du pouvoir d’achat et craignent de plus en plus de perdre leur emploi ont tendance à accepter une dégradation des conditions de travail plutôt que de tout perdre. Cette précarisation crée en plus une relation de concurrence entre catégories sociales, qui freine le développement d’un mouvement unifié. Et les directions syndicales qui refusent d’unifier les luttes par crainte de politiser les mobilisations ont une part de responsabilité dans cette non-convergence entre les secteurs .

Les formes traditionnelles de luttes seraient-elles devenues obsolètes ?

C’est vrai, les capacités organisationnelles de résistance sont attaquées de toutes parts : le service minimum, la répression patronale envers les syndicalistes qui s’est accentuée… Mais on ne peut pas tirer un trait sur la grève. Regardez le mouvement victorieux contre le CPE : il a fonctionné sur le mode classique de la journée de grève et de manifestations répétées, avec une logique de montée en puissance et d’unification. La base des étudiants a fait pression sur les coordinations syndicales et a été rejointe par le monde du travail, ce qui n’est pas si fréquent. Le gouvernement Villepin avait devant lui un front syndical uni : chacun était pris malgré lui dans une dynamique qui lui interdisait de se désolidariser de la mobilisation. Enfin, il y avait le côté provocateur de la réforme : un CDD de deux ans et un licenciement sans motif, ça a réveillé un autre acteur d’importance : l’opinion publique. Les enjeux des luttes actuelles ne sont pas aussi clairs et ne suscitent pas le même soutien.

Mais pour contrer la réforme du temps de travail, la CFDT s’est ralliée à la CGT, ce qui laissait espérer un mouvement unifié… Reste que le 17~juin il n’y avait pas grand monde au rendez-vous.

D’abord, je ne suis pas sûr que la mise en application problématique des 35~heures sous la gauche plurielle ait entraîné une adhésion très forte de la part de beaucoup de salariés. Quant au fait que la CFDT et la CGT réalisent qu’elles ont été bernées par le gouvernement, cela arrive un peu tard, après que les syndicats ont déjà brûlé leurs cartouches dans une série de mobilisations dispersées.


Peut-on tout de même imaginer d’autres formes de mobilisation, moins coûteuses en énergie et en argent ?

Au XIXe siècle, quand le mouvement ouvrier a accédé à la légalisation de la grève, il a de fait renoncé à d’autres formes de protestation, tombées dans l’illégalité. Le champ de l’action collective est donc restreint en dehors de la grève et des manifestations, qui sont garanties par la Constitution. Certes, de nouvelles formes spectaculaires, destinées à attirer l’attention des médias, se développent. Sont-elles efficaces ? Les tentes des Don Quichotte ont donné la loi sur le logement opposable, mais ont été incapables de s’inscrire dans la durée et d’en contrôler le contenu. Car ce qui pèse, c’est le rapport de force qui va contraindre l’adversaire. Or, ni la nouveauté ni le spectaculaire ne créent par eux-mêmes ce rapport de force.


Le gouvernement, qui reste sourd aux protestations, ne prend-il pas le risque de voir les mouvements se radicaliser ?

La répression et le mépris des protestations actuelles peuvent en effet radicaliser les mobilisations. Mais elles risquent aussi de dissuader de contester, et de conduire à la résignation et au chacun pour soi. Il n’y a pas de recette pour qu’un mouvement social «prenne», et la sociologie ne peut pas prédire grand-chose quant au développement et au destin des mobilisations…

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