La stratégie du contournement

Denis Sieffert  • 17 juillet 2008 abonné·es

Comme un lapsus dans un discours, c’est un incident pour ainsi dire mineur, du moins aux yeux de notre ministre des Affaires étrangères, qui a révélé les failles de cette Union pour la Méditerranée. Un « blocage » de dernière minute, a commenté avec un certain angélisme Bernard Kouchner : « Au dernier moment, nous avons échoué, peut-être à une demi-heure près, sur un mot. » Oui, mais ce minuscule blocage s’appelle le conflit israélo-palestinien. Aurait-il suffi d’une demi-heure de plus, ou d’une ultime habileté langagière, pour le faire oublier ? On a tenté de faire admettre aux Palestiniens le caractère juif de l’État d’Israël, c’est-à-dire de leur faire entériner le fait que 20 % de la population – Arabes musulmans ou chrétiens – seraient illégitimes en ce pays. Et on a tenté de leur faire renoncer jusqu’à l’éventualité même du droit au retour. Pour dire la vérité, on a tenté de contourner le cœur du conflit pour amener ses protagonistes à parler d’autre chose. C’était même toute la stratégie de ce sommet. Mais comment amener les Palestiniens à se passionner pour la dépollution de la Méditerranée, à laquelle ils n’ont pas droit d’accès, ou à s’intéresser à des projets économiques alors qu’ils sont prisonniers dans leur propre territoire, que tout ce qu’ils bâtissent est systématiquement détruit, et qu’ils ne sont autorisés à construire ni un port ni un aéroport ?

Plusieurs commentateurs ont finement analysé la stratégie française en la comparant à celle des pères fondateurs de l’Europe. D’abord l’économie, la politique suivra. On ne sache pas que la construction européenne soit une si belle réussite qu’il faille la donner en modèle. Mais il y a surtout une différence de taille. Si la réconciliation franco-allemande a pu s’enraciner dans des projets économiques communs, c’était après-guerre. Les projets économiques communs, pendant la guerre, avaient moins bonne réputation, et à juste titre. Autrement dit, on peut peut-être par cette méthode hâter une réconciliation, mais certainement pas résoudre un conflit. C’est qu’il y a dans cette stratégie une idée sous-jacente selon laquelle le conflit israélo-palestinien serait sans objet. Cette illusion, ou cette escroquerie, est amplifiée, hélas, par beaucoup de nos confrères : Ehud Olmert et Mahmoud Abbas se sont-ils parlé ? Se sont-ils souri ? Oui, bien sûr, ces deux-là ne font que ça depuis près d’un an. Le Premier ministre israélien et le Président syrien se sont-ils serré la main ? Il a fallu que Bachar al-Assad rappelle que l’objet du conflit n’est pas un refus mutuel de se serrer la main, mais l’occupation du plateau du Golan par Israël. Pas davantage que le conflit entre Israël et la Palestine résulterait d’un manque de civisme entre MM. Abbas et Olmert, mais de l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens par Israël.

Certes, il y a tout de même dans cette affaire quelque chose de positif. C’est le retour au dialogue avec la Syrie. Mais quelle interprétation donner à ce virage politique français ? S’agit-il d’un écart par rapport à la ligne américaine ? Ou bien, au contraire, l’initiative française s’inscrit-elle pleinement dans l’agenda américain. La première interprétation serait rassurante. La France voudrait anticiper une victoire de Barack Obama au mois de novembre ? Ou, mieux encore, elle voudrait s’autonomiser, et autonomiser l’Union européenne par rapport aux États-Unis. Nous penchons malgré tout pour la seconde explication. Souvenons-nous que les États-Unis et Israël ont accompli ces temps derniers plusieurs travaux d’approche avec la Syrie. Notamment par l’intermédiaire de la Turquie. Il s’agirait d’isoler un peu plus l’Iran et le Hezbollah libanais. Et d’isoler – ce qui va de pair – la question palestinienne. Trente ans après la négociation séparée de Camp David avec l’Égypte, les États-Unis et Israël répéteraient la même opération avec la Syrie. Quitte à lui céder du terrain, au propre comme au figuré. À condition qu’elle rompe avec l’Iran, renonce à soutenir le Hezbollah et cesse d’invoquer la cause palestinienne – ce qui fait beaucoup –, la Syrie serait accueillie à bras ouverts dans le concert des nations. S’il marchait dans cette affaire, Bachar al-Assad, du jour au lendemain, ne serait plus dans nos médias un « dictateur » – qu’il n’est d’ailleurs pas plus que le Tunisien Ben Ali ou l’Égyptien Moubarak. On le verrait alors à tous les 14 Juillet. S’il refuse, il sera rapidement l’égal de Ben Laden. Au fond, on lui demande d’adhérer à la stratégie qui a présidé à ce sommet de l’Union pour la Méditerranée : celle du contournement du problème palestinien. Après quoi, il s’agira de fonder une zone de libre-échange aux allures nettement asymétriques : le Nord vend et le Sud achète. Et le Sud règle chez lui ces problèmes d’immigration qui importunent nos pays.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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