L’ère du soupçon

Les « innovations » pour surveiller et ficher les citoyens, particulièrement les immigrés, se bousculent. Une nouvelle facette de cette « Europe de la peur » qui se construit.

Claude-Marie Vadrot  • 10 juillet 2008 abonné·es

Le président français en a rêvé, les Suédois l’ont fait : depuis une semaine, ils jouissent du système de surveillance électronique le plus performant d’Europe. Il a été adopté, sous la pression de la droite, par 143 voix contre 138. Désormais, les autorités vont avoir le droit d’intercepter tous les courriers, les discussions et les informations circulant sur Internet. Avec en prime un droit ­d’inter­ception sur les communications passées avec les téléphones mobiles. Grâce à l’utilisation de mots ou de phrases clés qui seront analysés par des filtres automatiques. Grosse cerise sur cet énorme gâteau : le ministère de la Défense sera chargé de ce travail d’espionnage permanent.
Les experts français de la chose se sont précipités pour voir, car le texte correspond aux vœux européens du gouvernement français, qui veut placer le plus de fichiers possible sous le règne du « secret Défense », évolution qui permettra de court-­circuiter les derniers grognements de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
Sous couvert de lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme, Nicolas Sarkozy souhaite, avec l’aide de Brice Hortefeux et le soutien de Christian Estrosi, qui guigne la tête de l’UMP, des législations de plus en plus liberticides. Estrosi, lorsqu’il était sous-ministre de Nicolas Sarkozy, proposa au niveau ministériel européen un fichier ADN de tous les Européens dès la naissance.

Au niveau français, les innovations se bous­culent. D’abord le « fichier des bandes organisées » annoncé par Rachida Dati. « L’idée, a expliqué la ministre, sans consulter la Cnil, e st d’identifier ces bandes, d’anticiper leurs mouvements, de savoir comment elles se construisent, comment elles fonctionnent, comment elles agissent… De nombreux pays européens le font. » Ce qui, pour l’instant au moins, est faux. Ce fichage « concentrique » (sic) rassemblerait des éléments ethniques, religieux, familiaux et de proximité nécessaires, et se nourrirait d’informations policières sans que les victimes aient commis la moindre infraction. Il contiendrait aussi des photos et des séquences vidéo. Un vrai rêve de ministre de l’Intérieur.
Ce futur fichier rejoint le fichier Edvige, annoncé par le Journal officiel du 1er juillet. Qui comportera, explique le décret, « des données à caractère personnel sur les ­personnes à partir de 13 ans ». Pour figurer dans ce fichier, qui sera l’un des outils de la ­Direction centrale de la Sécurité publique, il suffira d’avoir troublé l’ordre public, d’être syndicaliste, élu ou membre d’une association. N’y manquera aucun détail, de la photographie aux comptes ban­caires en passant par l’adresse électronique, le numéro de téléphone et l’entourage. Pas nécessaire d’avoir commis une infraction ou un délit pour figurer dans ce fichier de « suspects potentiels ». Une façon comme une autre de remplacer les Renseignements généraux, qui viennent de fusionner avec la DST. Fusion qui implique qu’en cas de nécessité, les agissements, les missions et les rapports de ce nouveau service pourront être classés « confidentiel » ou « secret Défense ». Un outil qui passionnera les Italiens, qui viennent de décréter le fichage des Roms vivant en Italie.

Commentaire du syndicat de la magistrature : « L’enregistrement des données à caractère personnel n’a aucune limite, ni dans le temps ni dans son contenu, puisque pourront être répertoriées toutes les informations relatives aux fréquentations, au comportement, aux déplacements, à l’appartenance ethnique, à la vie sexuelle, aux opinions politiques, philosophiques et religieuses et au patrimoine. […] Edvige pourra avoir vocation à se prémunir contre toute forme d’opposition. » Bien entendu, ce fichier pourra être connecté à ceux déjà existants et se nourrir des informations qu’ils contiennent. Connexion qui concernera notamment le Stic, le fichier où les agents et officiers de police judiciaire inscrivent à peu près n’importe quoi : gardés à vue, témoins, victimes ou mis en examen non condamnés. Des renseignements auxquels des organismes publics ou des officines de détectives privés ont de plus en plus facilement accès, ces dernières n’hésitant pas à rémunérer ces informations pour le compte des entreprises qui les emploient.

Au-delà des dérives et de la corruption, ­l’idée est simple : que tous les citoyens français, puis européens, puisque le Président va vendre son idée à ses homologues, « comprennent » enfin qu’ils sont de plus en plus menacés, que les terroristes et les criminels rodent autour d’eux, et qu’il est urgent de les protéger par un « mur informatique ». Il ­s’agit, le Président le répétera pendant les six mois de son mandat européen, de « protéger les honnêtes gens » . De quoi animer la réunion mondiale des Cnil, qui se tiendra à Strasbourg en octobre, sur le thème : « Protéger la vie privée dans un monde sans frontière ». Une authentique utopie européenne.

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