Revenir aux sources

À contre-courant des thèses simplificatrices sur les origines du néolibéralisme, le philosophe Serge Audier révèle la complexité
de cette idéologie et en rétablit les filiations historiques.

Thierry Brun  • 3 juillet 2008 abonné·es

Ces dernières années, l’histoire du néolibéralisme s’est nourrie de stéréotypes commodes. Un certain nombre d’ouvrages évoquent hâtivement un moment fondateur nommé le Colloque Lippmann. Selon certains historiens, ce colloque improvisé en quelques jours à Paris, en août 1938, aurait posé les bases du courant international néolibéral. Il fut organisé autour de la figure de Walter Lippmann, célèbre publiciste américain auteur d’un ouvrage à succès, The Good Society , traduit en français sous le titre la Cité libre. Un parterre impressionnant d’intellectuels s’y rendit, dont Raymond Aron, l’économiste autrichien puis américain Ludwig von Mises, l’économiste Jacques Rueff, et le penseur libéral Michael Polanyi, frère de Karl.
Cette rencontre aurait ensuite inspiré la création de la Société du Mont-Pèlerin, qui influencera directement le programme économique de Margaret Thatcher. Friedrich Hayek, considéré comme l’un des maîtres d’œuvre du néolibéralisme, en sera le fil conducteur.
Or, cette filiation historique est démentie par le philosophe Serge Audier, qui est retourné aux sources des récits mythologiques du néolibéralisme et a puisé dans une documentation méconnue pour livrer une « véritable connaissance de ce qu’a été l’histoire du néolibéralisme ». Il en tire des enseignements politiques, notamment le fait que ce courant apparemment homogène a été traversé de graves tensions et contradictions, révélatrices des impasses néolibérales. Le Colloque Lippmann n’est pas réductible à une offensive anti-keynésienne monolithique, comme le laisse entendre Keith Dixon, dans sa généalogie bien connue des Évangélistes du marché
[[Les Évangélistes du marché, les intellectuels britanniques et le néolibéralisme, Keith Dixon,
Seuil, 1 998.]]. Et le postulat d’une contre-révolution reaganienne et thatchérienne planifiée par un complot d’ultralibéraux n’est pas plus sérieux, dans cette autre histoire du néolibéralisme que brosse Serge Halimi dans le Grand Bond en arrière [^2].

Illustration - Revenir aux sources


Margaret Thatcher, ici avec Ronald Reagan en 1987, s’est inspirée de la radicalité des thèses de Friedrich Hayek.
Sargent/AFP

Le Colloque Lippmann aboutit à un consensus sur un « agenda du libéralisme » formulé par Walter Lippmann, et se clôt par l’annonce de la création du Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme. Mais il faut noter qu’en 1939, le siège social du Centre se situe au Musée social. Et, « contrairement à ce que donnent à penser des histoires superficielles du néolibéralisme, le programme [du colloque] est donc “ouvert” : il ne s’agit pas de corroborer une ligne idéologique définitivement fixée, mais bien de discuter sur un certain nombre de problèmes et sur des objectifs » . Le colloque est en réalité un condensé des clivages internes au courant néolibéral.

L’ensemble des économistes, sociologues, patrons, administrateurs, hauts fonctionnaires, etc. participant au colloque sont « plus ou moins d’accord sur le danger totalitaire et sur la nécessité de préserver certains acquis de la démocratie libérale ». Mais ils ne forment pas une école de pensée homogène. Nombre d’entre eux défendent des positions libérales avec un contenu social important. Ainsi, l’économiste Jacques Rueff voit dans ce rassemblement la marque prometteuse d’une « politique libérale de gauche », dans la mesure où elle vise à donner aux « classes les plus démunies » le plus de bien-être possible. Maurice Bouvier-Ajam y présente une doctrine corporative, qui se précisera en 1941 en corporatisme pétainiste. Louis Marlio, très investi dans la réunion, appuie un « libéralisme social » et sera plus tard parmi les premiers membres de la Société du Mont-Pèlerin.
Les voies d’un renouveau du libéralisme passent en France par Louis Rougier. Audier s’attarde sur ce personnage ambigu qui fut l’initiateur du Colloque Lippmann et le penseur d’une conception du « libéralisme constructif » qui impose « la division du travail fondée sur le machinisme. Il permet d’accroître considérablement le niveau de vie des masses en les faisant profiter de la division naturelle du travail entre les nations » . Rougier défend « l’admirable livre de Walter Lippmann » , publié aux éditions Médicis, qui est aussi sa maison d’édition et le principal canal de diffusion du renouveau libéral. Sa direction est en lien étroit avec Marcel Bourgeois, un industriel très à droite qui soutient alors le Parti populaire français.

Le principal acteur du colloque, Walter Lippmann en personne, ne nie pas l’échec historique du libéralisme, en employant des formules dont la portée reste d’actualité : « Sa débâcle est venue de ce que l’on a utilisé la liberté pour tuer la liberté. On a confondu l’ordre libéral, fondé sur la libre compétition, avec la doctrine de l’indifférentisme de l’État, résumée dans la formule manchestérienne du “laissez faire, laissez passer”. »
Toute la question, dès lors, est de savoir quel diagnostic et quel remède proposer. Lippmann soumet un programme d’action « en adéquation avec ce double objectif : rester fidèle aux valeurs philosophiques du libéralisme tout en rompant avec les errements des libéraux historiques » . Ses propositions sont si radicales qu’on peut être tenté d’objecter qu’elles vont à l’encontre des orientations du libéralisme classique, qui tend généralement à décider de la primauté de la liberté sur l’égalité. De plus, les divergences de vue entre Aron et Hayek témoignent de réticences envers un ultralibéralisme qui « heurte de front à la fois l’aspiration égalitaire des sociétés démocratiques et le pluralisme qui permet aux groupes défavorisés de faire peser leurs revendications ».
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Lippmann rappelle ainsi que le libéralisme en débat à la fin des années 1930, malgré ses impasses, ses dévoiements et surtout son incomplétude, est une grande tradition également liée aux combats pour l’émancipation et pour la démocratisation de la société. *« Les droits fondamentaux de l’individu, la tolérance, la pluralité et la séparation des sphères d’activité, la distinction entre la société civile et l’État, les contre-pouvoirs, l’économie “avec” marché – tous ces éléments peuvent faire partie d’un projet démocratique fidèle aux idéaux du socialisme républicain ».

Tout le travail idéologique d’une partie des néolibéraux comme Hayek a consisté à prétendre, au contraire, que le socialisme, dans son intégralité, était intimement lié à un projet anti-individualiste et antilibéral. À la lecture de ce livre, force est de constater que cette réécriture de l’histoire a été une opération en partie réussie.

[^2]: Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Serge Halimi, Fayard, 2 004.

Idées
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