« Il n’y a plus de liberté d’expression »

Procès à huis clos pour les complices du meurtre de la journaliste Anna Politovskaïa. Son rédacteur en chef dresse un sombre tableau de la situation de l’information.

Claude-Marie Vadrot  • 27 novembre 2008 abonné·es

Deux ans après l’assassinat de la journaliste russe Anna Politovskaïa, la justice du pays déploie tous ses efforts pour que la vérité reste enfouie dans les arcanes du pouvoir et des luttes secrètes visant à enterrer définitivement la révolte tchétchène et à geler les libertés. Dans le box des accusés, ne figurent que des comparses et un officier du FSB (ex-KGB) qui a obtenu que le procès se déroule devant un tribunal militaire. Le ou les tireurs sont en fuite, et aucun des prévenus poursuivis pour complicité n’a fait de confidences sur les commanditaires. Le recours à une cour militaire laisse présager que le verdict sera conforme aux attentes du Kremlin, que les questions gênantes seront écartées. Au bout de deux jours, le juge militaire a ordonné le huis clos, excluant public et journalistes. Commentaire désabusé de Dmitri Mouratov, rédacteur en chef et directeur de Novaïa Gazetta , le bihebdomadaire où travaillait Anna : « Cette décision d’une soi-disant cour indépendante nous prive de la possibilité d’apprendre comment les services spéciaux, sur lesquels l’opinion publique n’a aucune prise, ont opéré. Nous savons que la justice ne voulait pas de ce huis clos, mais les pressions ont été efficaces. Difficile de dire quelles seront les conséquences de ce scandale. Nous allons tout faire pour la réouverture de débats publics. Si nous échouons, notre journal fera en sorte que tous les tenants et aboutissants de ce procès soient disponibles dans nos colonnes. »

Illustration - « Il n’y a plus de liberté d’expression »

Le 7 octobre 2006, la journaliste Anna Politovskaïa était assassinée à Moscou.
Kostyukov/AFP

Il est à craindre que le mystère du meurtre d’Anna Politovskaïa ne soit pas éclairci de sitôt. Pas plus que la mort suspecte de deux autres journalistes du même journal, dont l’un fut empoisonné. Morts violentes qui s’ajoutent à celles d’une vingtaine de journalistes russes depuis l’avènement de Poutine, et dont les circonstances n’ont pas été éclaircies. Dans la plupart des cas, il n’y eut jamais de procès, les enquêtes policières n’ayant pas abouti. Il ne faut pas oublier que des journalistes avaient déjà été assassinés sous Boris Eltsine, et que quelques parlementaires trop remuants ont également péri sous les balles : la liberté de s’exprimer en Russie, réelle sous Mikhaïl Gorbatchev, poursuit sa courbe descendante. De restriction en dégradation, elle s’approche de la disparition ; et le pays plonge dans l’obscurité, voire, si l’on considère l’importance que prend l’Église orthodoxe, qui prône le créationnisme, dans l’obscurantisme.
Cette situation instaure un paradoxe que souligne Dmitri Mouratov : « Nous vivons dans un pays étrange : il n’y a plus de liberté d’expression, mais il reste la liberté d’avoir des informations. Les télévisions ne sont plus que des annexes du service de propagande du Kremlin, mais les gens intelligents ne regardent plus ces médias et ne lisent plus la presse officielle. Il reste la télévision par satellite, quelques journaux et surtout les sites d’information. Internet joue le même rôle, remplit la même fonction que les samizdats [journaux imprimés et circulant clandestinement, NDLR] sous l’URSS de Brejnev. Actuellement, la pire des situations est celle des journalistes de province. Un seul exemple : en ce moment, Mikhaïl Beketov, un confrère de la ville de Khimki, est en train de mourir à l’hôpital car il a été battu pour avoir critiqué la municipalité de sa ville. Il est devenu impossible de mettre en cause les administrations provinciales. Ces crimes contre les journalistes restent impunis. Parce que les autorités régionales ont compris le message du Kremlin : la presse ne peut exister que pour aider le pouvoir. Tous les journalistes sont face à ce choix : servir la société ou servir le pouvoir. »
*
La relation du conflit entre la Russie et la Géorgie a illustré cette situation : les Russes n’ont plus droit qu’à une vérité officielle distillée par leurs dirigeants. Tout comme ils se voient refuser l’aveu que leur pays est touché comme les autres par la crise économique et financière, les médias n’évoquant que ce qui se passe aux États-Unis et en Europe. Alors que les deux bourses de Moscou ont subi une véritable débâcle avec une baisse de plus de 70 %, que plusieurs grosses banques ont fait faillite et que les Russes ont commencé à vider les magasins. Tout au moins ceux qui en ont les moyens. Car, surtout en province, l’inflation ronge des salaires déjà misérables. Un sujet tabou.
Commentaire de Victoria, consœur d’Anna : *« Nous sommes mûrs pour l’avènement d’un nouveau tsar. »

Monde
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