Mahmoud Darwich : l’art comme politique

Plusieurs hommages sont rendus au grand poète palestinien disparu cet été. L’occasion de se plonger dans une œuvre traversée par l’exil, et de prendre conscience de son universalité.

Denis Sieffert  • 13 novembre 2008 abonné·es

Le poète est parti dans l’indifférence médiatique de l’été. Mahmoud Darwich est mort le 9 août dernier dans un hôpital de Houston, à la suite d’une intervention chirurgicale. Le temps est venu sans doute d’exaucer l’un de ses vœux : le libérer de « cette charge très lourde » d’être le symbole de la Palestine, et parfois sa voix. L’hommage poignant qui lui a été récemment rendu à Bruxelles, à l’initiative de Leila Shahid, dans ce superbe espace culturel que dirige Fabienne Verstraeten, les Halles de Schaerbeek, aurait assurément comblé le poète. Chacun à son pupitre, et comme dans l’écho de deux langues qui dialoguent, Farouk Mardam Bey, en arabe, et Didier Sandre, en français, ont lu quelques-uns de ses poèmes, accompagnés par les ouds des frères Joubran. Le temps d’une soirée, l’atmosphère des récitals donnés par Darwich lui-même a ainsi été recréée. Un autre hommage lui sera rendu, à Paris cette fois, le 18 novembre [[À l’invitation de l’Association France-Palestine Solidarité, mardi 18 novembre à 19 h 45 au Fiap (salle Bruxelles), 30, rue Cabanis, 75014 Paris, M° Saint-Jacques ou Glacière.
La soirée se poursuivra avec un débat animé par Christophe Kantcheff (rédacteur en chef adjoint de Politis), en présence de Mahmoud Hussein Ali Soliman, responsable du comité de résistance populaire d’El Ma’sara en Cisjordanie ; Michel Raz, représentante de l’association israélienne Anarchistes contre le mur ; Bernard Ravenel, président de l’association France Palestine Solidarité (AFPS) ; Noam El Ouazani, représentant de l’association Génération Palestine.]]. Le comédien Didier Sandre sera là, en lecteur d’une magnifique simplicité. La partie musicale sera assurée par la cantatrice Diwa Bawab, tandis que Zend Houari fera vibrer son kanoun (harpe arabe).

Illustration - Mahmoud Darwich : l’art comme politique


Pour Mahmoud Darwich, la poésie était un ?territoire qu’aucune soldatesque ne peut occuper.
DR

L’occasion de se plonger à nouveau dans ­l’univers de ce poète qui, à force d’être identifié à la cause palestinienne, a parfois été mal lu, et dont l’œuvre a trop souvent été réduite à un message politique. Ce qui, en littérature, a mauvaise réputation. C’est une injustice de plus faite à cet homme. Car si l’exil, la question de la terre, voire de la patrie (« J’ai appris tout le langage et je l’ai défait pour composer un seul mot : Patrie… » ), hantent en effet son œuvre, c’est à un tel niveau de sublimation qu’il est permis d’y voir beaucoup plus que la trace indélébile et douloureuse de la tragédie palestinienne ; une réflexion sur la destinée humaine, une interrogation sur ­l’identité portée jusqu’au doute d’être soi. Comme dans ce poème extrait de son dernier recueil : « Dans ma maison/j’étais l’hôte et l’invité/j’ai regardé le mobilier du vide/n’ai trouvé aucune trace/de moi. Peut-être… peut-être n’ai-je jamais été là/Je n’ai trouvé aucune ressemblance/dans les miroirs/[…] je me suis dit : pourquoi ce retour ?/Et je me suis excusé de moi-même : je t’ai oublié./Sors ! [^2]. » Toute la chimère d’un retour qui effacerait les méfaits de l’histoire est dans ces quelques lignes. La dépossession de la terre, ou de la maison, prend une dimension métaphysique. Libre à chacun de l’entendre comme il veut. Darwich joue avec l’absence ( « Je l’oublie et oublie tout ce qui rappelle l’absence » ), devenue un personnage central – et « omniprésent » – de la tragédie qu’il partage avec son peuple mais aussi – cruelle ironie – avec tous les peuples de l’exil et de l’errance.

Certes, la vie de Darwich, c’est l’histoire contemporaine de la Palestine. Né en 1941 à ­Al-Birwah, en Galilée, village proche de Saint-Jean-d’Acre, cet enfant d’une famille musulmane sunnite de propriétaires terriens a très tôt connu l’exil. Après la création d’Israël en 1948, le village est rasé. Sur ses ­décombres est construite une colonie juive. Et la famille est contrainte de s’enfuir au Liban. Avant de s’installer clandestinement à Dair Al-Assad. C’est un peu plus tard, à Haïfa, que Darwich, publiant ses premiers poèmes (1960), commence à se forger, comme il dira joliment, « un pays de paroles ».
On pense à ces lignes écrites beaucoup plus tard : « Tout en moi m’appartient/Et pour moi, les images désirées/Prends-les donc pour meubler ton exil. » La poésie est un ­territoire qu’aucune soldatesque ne peut occuper. L’un de ces poèmes de jeunesse, « Carte d’identité », lui vaudra une notoriété précoce. Mais l’engagement de Darwich n’est pas seulement littéraire. Plusieurs fois arrêté et emprisonné, il entame à partir de 1965 une longue errance : Moscou, Le Caire, de nouveau Haïfa, Beyrouth, où il rejoint l’OLP, Tunis, Paris, et enfin Ramallah, où il s’installe en 1995. « Je suis d’ici et je suis de là-bas, et ne suis ni ici ni là-bas [^3]. » Il entretiendra avec Yasser Arafat des relations tourmentées, notamment au moment des accords d’Oslo en 1993, qu’il critique fortement.
L’exil, l’engagement, la révolte, la répression ont côtoyé dans cette vie trop brève les honneurs d’une reconnaissance internationale ( « J’aime voyager… mais je n’aime pas aboutir » ). Cette symbiose entre la vie et l’œuvre, il l’a magnifiquement résumée dans ce petit livre d’entretiens dont le titre, la Palestine comme métaphore, dit tout : « N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. Et l’Histoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. »
*
Il est vrai que tout ou presque dans Darwich peut se lire comme métaphore de l’exil, de l’absence, de l’occupation ( *« ils cognent, depuis vingt ans, au mur de la nuit »
). Comme ce bref dialogue : « J’ai demandé : quand allez-vous commencer à m’assassiner ? Ils ont répondu : nous avons déjà commencé… » Pour Darwich, la mort n’est pas seulement la mort. C’est avant tout la dépossession, l’effacement, les assauts contre une culture. On pense à la mise à sac du centre culturel Khalil Sakakini par l’armée israélienne en 2002.
Mais on s’en voudrait d’omettre, dans cette brève évocation, un trait qui parcourt l’œuvre de Darwich et lui donne sa couleur particulière : l’humour. Une certaine légèreté, même, devant la camarde, comme aurait dit Brassens. Témoins ces quelques lignes : « J’ai croisé un enterrement et j’ai marché/derrière le cercueil/comme les autres, dodelinant de la tête/en signe de respect/[…] c’était peut-être un écrivain, un ouvrier/un réfugié/un voleur, un assassin… Quelles différences ?/[…] Et ces funérailles de l’inconnu pourraient être/les miennes/mais un quelconque décret divin les remet/à plus tard/pour de multiples raisons/dont : un grave défaut dans le poème ! [^4] ».
Le 9 août, il n’y avait plus, hélas, de défaut dans le poème.

[^2]: Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, Actes Sud, septembre 2007.

[^3]: Plus rares sont les roses, Minuit, 1989.

[^4]: Idem note 2.

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