La mémoire du goût

Fabienne Carme puise dans les ouvrages du Moyen Âge pour en relater les mœurs culinaires, et nous propose quelques recettes. Remarquable, tout comme la réédition du livre de Jules Gouffé, publié en 1881.

Jean-Claude Renard  • 24 décembre 2008 abonné·es

C’est forcément de saison. Les livres articulés autour de la gastronomie sont légion. Ils sont pourtant rares à satisfaire la mâchoire intellectuelle. Celui de Fabienne Carme, la Cuisine du Moyen Âge , sort du lot. Au XIVe siècle, si le repas s’organise entre potages, rôts et entremets, s’élaborent les premiers livres de cuisine. Jusque-là, la « science de gueule » , selon l’expression de Rabelais, se transmet de ­maître ouvrier à apprenti en une tradition orale. Le changement est d’importance. Parce que les écrits, avant même Gutenberg, fixent, codifient les recettes, renseignent sur les pratiques et les habitudes. À commencer par le Viandier de Guillaume Tirel, dit Taillevent (1310-1395). Maître-queux des rois ­Charles V puis Charles VI, il propose blanc-­manger, aloyaux, cresson en chiffonnade, chapon frit taillé en pièces, tourte, tarte au fromage et pâtés de poires… Beaucoup d’acides (vinaigre, verjus, jus de citron), peu de graisse, et un plein fagot d’herbes aromatiques (sauge, marjolaine, menthe, coriandre, ail à l’eau de rose). Posant le statut social, l’abondance des épices souligne l’aisance matérielle du maître des lieux.

À l’occasion, ces épices masquent le goût d’une viande mal rassise ou bien jouent un rôle d’antiseptique. S’y bousculent gingembre, cannelle, clous de ­girofle, poivre, macis, muscade. On relève enfin une poignée de techniques de cuisson : braiser, bouillir, frire, pocher, rôtir… Côté produits, outre veau, bœuf, sanglier, lièvre et volailles de basse-cour, se côtoient paon, cigogne et truite… Des produits de leur temps, au diapason d’une société de chasse et de pêche. Voilà la matière pour tambouiller « de chair » les jours gras et « de poisson » les jours maigres. Puisant précisément dans les livres rédigés au Moyen Âge, de Tirel à l’anonyme Ménagier de Paris , Fabienne Carme revient sur ces mœurs culinaires et propose une centaine de recettes en correspondance – en épargnant paon et cigogne.

Il est un autre ouvrage historique qui a marqué la table et plus d’un casseroleur. Le Livre de cuisine de Jules Gouffé (1807-1877), aujourd’hui réédité avec ses planches et gravures et ses 2 500 recettes. Un pavé publié en 1881, dans l’âge d’or d’une gastronomie, installée, recommandée, officielle, comme l’art pompier, quand le temps est à la goinfrerie assumée, aux tables où se réunit le tout-Paris financier, littéraire et artistique, quand les formes répondent à une esthétique corporelle qui voit dans l’embonpoint un signe de bien-être social. Calés sous le Second Empire, les motifs de Meissonier et Flandrin valent bien les plats de Jules Gouffé, considéré alors comme ­l’apôtre de la cuisine décorative. Mais Gouffé, « chef de bouche » du Jockey Club de Paris, est l’un des premiers à préciser les quantités et les durées de cuisson, qu’il s’agisse d’une « cuisine de ménage » (premier volet de cet ouvrage) ou de « grande cuisine » (second volet), d’une folle complexité, où se mêlent les influences du romantisme et une certaine appropriation de la culture classique chez le bourgeois. De quoi donner, comme en témoignent ici les illustrations, des allures d’Olympe à une tête de veau, un suprême de volaille, une timbale milanaise ou un simple saumon en mayonnaise.

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