Le poison sécuritaire

Plusieurs affaires récentes ont donné lieu à des dérives policières, dans un climat de fichage généralisé et de soupçon envers les citoyens. La justice est sous pression, et l’opinion, comme tétanisée, peine à se mobiliser. Un dossier à lire dans notre rubrique **Société** .

Ingrid Merckx  • 11 décembre 2008 abonné·es
Le poison sécuritaire

« Je suis totalement hostile à la prison pour les mineurs de 12 ans » , a déclaré le Premier ministre François Fillon le 5 décembre, désavouant ainsi sa ministre de la Justice, Rachida Dati, et les recommandations de la commission Varinard mandatée par celle-ci. Faut-il y voir une première entaille à la surenchère sécuritaire qui frappe le pays depuis 2001 ? « Le primat idéologique de la droite est terminé, assure Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’Homme, convaincu que « la solidarité fait partie des valeurs montantes de notre société ».

Illustration - Le poison sécuritaire


Guez/AFP

Témoins : des poches de résistances telles que le Réseau éducation sans frontières ou le mouvement des travailleurs sans papiers, ou les vagues d’indignations soulevées par une série d’événements récents : l’affaire Vittorio de Filippis, ancien directeur de Libération brutalement interpellé chez lui ; l’affaire du Gers, où des gendarmes ont profité d’une conférence sur les drogues pour fouiller les élèves dans les classes ; et celle des sabotages de la SNCF, où les suspects ont été placés en garde à vue pour « terrorisme ». Dans les trois cas, la procédure n’a pas été respectée. « Insécurité préventive », justifient les uns. « Contrôle social » et « répression », dénoncent les autres.
À propos de l’affaire Filippis, les réactions ont été vives : « C’est un dérapage qui prend l’allure d’une habitude, a déclaré François Bayrou sur RTL. On a l’impression qu’on a créé un climat propice à ce genre de dépassement des bornes. » « Climat sécuritaire » , a renchéri Dominique Voynet, maire écologiste de Montreuil. Le juge antiterroriste Gilbert Thiel a déclaré : « C’est légal, mais en trente ans de carrière je n’ai jamais vu ça. » Reste qu’à Marciac, le proviseur du collège a laissé faire. Et, hormis quelques militants et parents d’élèves, le village s’est tu. « Les gens ont peur de prendre la parole » , peste la mère de Zoé, la collégienne qui a témoigné de ce qui s’était passé . « Le bon citoyen, aujourd’hui, c’est celui qui obéit sans poser de questions » , regrette Jean-Pierre Dubois. S’habituerait-on à voir les libertés publiques reculer ? Au nom de quoi ? Sous l’effet de quel poison ?

Ce n’est pas un hasard si le Syndicat de la magistrature a fêté ses 40 ans le 29 novembre avec un colloque sur le thème : « Le recul des libertés publiques dans le monde ». Selon cette organisation, « le 11 Septembre a sonné l’institutionnalisation de ces pratiques de lutte antiterroriste totalement étrangères au fondement de l’État de droit. […] En ce nom, il est possible, aujourd’hui, de limiter les libertés individuelles et publiques de tous les citoyens. […] Le but est de rendre cet état d’exception permanent, voire de le justifier au nom des droits de l’homme, au rang desquels figurerait en premier lieu le droit à la sécurité… ».
La terreur n’est plus seulement l’arme des terroristes, mais « un nouveau moteur d’expansion généralisée de la doctrine de la sécurité nationale ». Au 1er janvier 2008, on comptait 61 076 personnes détenues, soit une augmentation de 26 % par rapport au 1er janvier 2002. De 2002 à 2007, quarante lois ont modifié le code de procédure pénale, et trente le code pénal. « De 2002 à 2004, le législateur a défini, via la création de nouveaux délits, un nouvel ordre public, analyse Jean Danet dans la Frénésie sécuritaire, dirigé par le sociologue Laurent Mucchielli [^2]. En même temps qu’il créait des infractions, il a souvent aggravé les peines encourues, notamment en matières de délits. » Selon ce juriste, la mutation est si profonde qu’elle pourrait ­ « rompre avec la logique née après 1945 et contemporaine de l’État providence, pour renouer avec certaines des conceptions des années 1930 que les États autoritaires avaient développées jusque dans toutes leurs extrémités. »
Il existe en 2008 près de 45 fichiers de police, contre 36 en 2006. Le fichier national des empreintes génétiques devrait prochainement dépasser le million d’empreintes. Et, selon l’Observatoire national de la délinquance, les poursuites pour délit d’outrage ont presque doublé en dix ans.
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« Cette déshumanisation dans l’analyse des comportements laisse place à une logique de “gestion des risques” qui a de nombreuses implications sur la politique de sécurité et le management de la justice »,* estime Laurent Mucchielli. « Le système pénal constitue le point d’aboutissement de l’ensemble des actions sécuritaires entreprises par l’État » , explique Philip Milburn dans un chapitre intitulé « La justice sous pression ». L’atonie face aux politiques sécuritaires ne relèverait pas seulement de la responsabilité des individus, mais aussi du manque d’indépendance de la justice, de ­l’évolution des textes juridiques ­(nouvelles infractions et inflation des peines) et des mutations des acteurs de la justice : pouvoirs accrus du Parquet en matière d’investigations et de perquisitions, procureurs davantage soumis à des orientations nationales, pression croissante de l’exécutif sur le Parquet depuis 2007…
Par opportunisme ou par « bon sens » politique, François Fillon et Nicolas Sarkozy ont, début décembre, appelé de leurs vœux « une procédure pénale plus respectueuse des droits et de la dignité des personnes » . Des « modifications » sont inscrites au programme 2009 du Parlement. Enfin de bonnes résolutions ?

[^2]: La Frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, La Découverte, 140 p. 10 euros.

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