Changement de culture

Depuis l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne, son modèle agricole est promis
aux bouleversements. Reportage dans les Maramures, où l’on travaille encore la terre de façon traditionnelle.

Nicolas Séné  • 26 mars 2009 abonné·es
Changement de culture

À douze heures de car de Bucarest, le bout de l’Europe, à la frontière ukrainienne. Au nord de la Roumanie, au cœur des Maramures, ce sont les montagnes qui dominent, loin des vastes champs des grandes exploitations. Ici, on cultive hectare par hectare, à la force de l’homme. En cette fin d’été, à Poienile-Izei, village de 1 100 habitants, tous paysans, le temps agricole s’égrène donc au rythme de la faux. Les Maramures ont gardé leur authenticité car c’est l’un des rares départements à ne pas avoir été collectivisés sous l’ère Ceausescu, le pouvoir communiste ne pouvant y produire à grande échelle. Aujourd’hui encore, les paysans vivent comme ceux des Pyrénées françaises il y a soixante ans. Et, à l’heure de l’Union européenne, que la Roumanie a rejointe le 1er janvier 2007, et de la réforme de la politique agricole commune (PAC), le défi de la transition agricole est d’autant plus grand.

Illustration - Changement de culture

Aujourd’hui, les paysans des Maramures vivent comme vivaient ceux des Pyrénées il y a soixante ans. Calinescu/AFP

« Ici, les conditions de travail sont dures à cause des montagnes. Mais, tout est écologique et sans engrais. En plus, ça nous fait faire du sport en même temps ; ce n’est pas comme l’agriculture moderne de France », plaisante Ion de la Cruce. Ce petit homme de 56 ans à l’œil espiègle est d’abord paysan. La taille des exploitations varie de 1 à 7 hectares, selon les héritages cumulés. Chaque famille a sa vache, ses moutons, son cochon et ses poules. L’agriculture a, ici, un seul but : l’autosubsistance. Mais, depuis l’arrivée d’un Français, Bernard Houliat, qui a su mettre en avant le potentiel de la région au travers de guides touristiques [^2], Ion est aussi l’hôte d’une des quinze pensions de tourisme que compte le village ; un complément de revenu non négligeable qui lui permet de rester à Pioenile-Izei.

Dans les champs, de vieilles dames moissonnent avec d’impressionnantes faux aux lames effilées, peuplant le paysage de scènes aujourd’hui oubliées dans nos contrées. Les hommes, eux, ont tous la cinquantaine passée. La jeunesse ne se montre que le week-end : au bar, le samedi soir, à l’église, le dimanche matin. Ces jeunes hommes de Poienile-Izei travaillent en ville la semaine, d’autres y font leurs études. « Mais peut-être reviendront-ils pour développer quelque chose comme l’agrotourisme » , espère Dunka Vasile, le maire du village. « Ici, la vie est dure, concède-t-il, e t on ne peut pas vivre que de l’agriculture. »

Beaucoup partent à l’étranger gagner leur vie. Une spécificité de la Roumanie : sur une population de 21 millions d’habitants, 2 millions travaillent hors du pays, essentiellement en Europe occidentale. Les Maramures sont l’une des régions les plus touchées, avec 27 % des parents émigrés. Conséquence pour les familles : les couples vivent séparés, et les enfants, sans leur père. Mais ils ont de belles maisons à trois étages : l’argent ouest-européen s’étale ainsi par couches de béton successives, preuve de réussite sociale ! Cette émigration massive, qui ajoute des bras dans le bâtiment français et espagnol, en ôte autant à l’agriculture roumaine. « La Roumanie dispose d’un potentiel foncier et de main-d’œuvre important, explique Marie-Luce Ghib, ingénieur du génie rural eaux et forêts (Igref) du ministère de l’Agriculture français, et la manière dont il sera mobilisé dans les années à venir aura des effets significatifs sur la dynamique d’ensemble de l’agriculture et de la politique agricole européenne [^3]

Avec la PAC, une nouvelle logique va s’imposer à l’agriculture roumaine. Les Roumains vont devoir se ­mettre à produire ! Mais comment assimiler toutes les petites exploitations familiales dans un grand plan européen ? Réglementation communautaire et compétitivité ne sont pas dans le vocabulaire du paysan roumain, surtout en Maramures. Pour corser le tout, « la nouvelle PAC » va revoir son financement après 2013, et la Roumanie se trouve prise en étau entre deux visions : celle de la France, gourmande en subventions mais prête à revoir les critères d’obtention pour favoriser les agriculteurs qui en ont le plus besoin ; et celle du Royaume-Uni, qui prône la déréglementation du secteur. En attendant, le gouvernement a lancé son plan national de développement rural, qui court jusqu’en 2013. Mais, à Poienile-Izei, c’est l’Europe qui fédère toutes les espérances.

Le maire avoue que l’entrée de son pays dans l’UE « est très importante pour tous les domaines d’activité » . Dans l’agriculture, l’aide communautaire a déjà servi à financer des motofaucheuses. Un travail qui demandait auparavant deux jours de fauchage à la main est ainsi réduit à deux heures. Même si cela paraît peu significatif, la productivité vient de faire son entrée au village.

Tout comme l’émigration, l’agriculture joue un rôle décisif dans l’économie générale du pays ; les Roumains ont recours à l’autosubsistance parce que leur situation est très précaire et qu’ils n’ont pas accès aux biens de consommation courants. Pour Vincent Rousval, ingénieur agronome français et responsable de Réseau Roumanie, « l’agriculture est un véritable tampon social pour le gouvernement. C’est tout simplement du chômage déguisé. Tant que les gens sont aux champs, ils ne viennent pas grossir les bidonvilles de Bucarest et
ne coûtent rien à l’État ».

Si une solution possible réside dans les délocalisations d’industries d’Europe de l’Ouest, assurant un salaire fixe, ce ne sont pas les habitants de Poienile-Izei qui vont, demain, s’atteler aux chaînes de montage de Dacia pour produire la Logan, le véhicule emblématique du low-cost automobile. Dunka Vasile a d’autres projets pour ses paysans : « Comme nous n’avons pas de grandes fermes, nous allons essayer de les regrouper. Mais nous avons besoin de temps pour mettre tout cela en place. » Car les Roumains sont devenus allergiques à la coopération : « Ce sont là les restes du communisme et de la collectivisation » , explique Vincent Rousval. Le passage d’une économie communiste planifiée à celle, théoriquement libéralisée, du capitalisme ne se fait pas sans mal. Apparaît alors le mélange des genres de modèles économiques mixtes qui demandent à tout le processus de repenser ses habitudes.
Replié dans les montagnes, Poienile-Izei semble bien loin de ces préoccupations. Ici, le développement de l’agriculture passe par l’agrotourisme. Vincent Rousval, qui parcourt le pays depuis dix ans, est formel : « Les paysages que l’on voit dans les Maramures, caractéristiques des champs travaillés à la main, risquent de vite changer. Dans quelques années, les champs laisseront place au bétail pour le pâturage. » Et ce tourisme ? Ne constitue-t-il pas un piège pour les habitants, reléguant l’agriculture à un simple folklore pour voyageurs en quête de temps révolus ? Le maire de Poienile-Izei semble désarmé : « On a gardé les traditions et le folklore, ça nous représente ! » « Des fois, on constate l’influence du modernisme, mais on essaie de garder les traditions. » Le grand défi est donc d’allier tradition et modernisme. L’art de la transition.

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[^2]: Guide bleu Évasion Roumanie, Hachette, 2006.

[^3]: Travail préparatoire de la thèse : « Formation complémentaire par la recherche. Transformations des structures agricoles de production en Roumanie : quelles politiques d’accompagnement ? » Centre d’économie et de sociologie appliquées aux espaces ruraux et Université des sciences agricoles et de médecine vétérinaire du Banar, Timisoara. »

Écologie
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