Violences

Bernard Langlois  • 23 avril 2009 abonné·es

Plantage et manipulation

Et d’abord, en guise de hors-d’œuvre, cette anecdote que j’emprunte à L’Ire des chênaies , le bulletin hebdomadaire de Radio Zinzine [^2]
. C’est Tuttle qui raconte, retour d’un séjour en Allemagne : «  Depuis 2001, la police allemande était sur les dents. Elle recherchait une tueuse en série, responsable de plus de 40 crimes et délits, dont des cambriolages et l’assassinat d’un officier de police. Des traces de l’ADN de cette femme avaient été retrouvées sur les diverses scènes des crimes, jusque dans des affaires en France.  […] Ils ont enfin retrouvé la femme à qui appartenait cet ADN : c’est une employée d’une firme bavaroise qui fabrique des cotons-tiges, notamment ceux utilisés… par la police scientifique pour les prélèvements ADN ! » Joli plantage, et retour à la case départ.

La rédactrice de L’Ire rapporte aussi une autre histoire policière (toujours en Allemagne) nettement moins drôle, celle de l’arrestation d’un sociologue berlinois, dans le cadre d’une procédure antiterroriste, et de son maintien en prison plusieurs mois : on avait trouvé d’étranges ressemblances, et pour tout dire comme une filiation, entre certaines de ses études sur la « gentrification » des centres-villes (autrement dit l’investissement massif par la bourgeoisie des zones urbaines autrefois populaires) [^3])…et des tracts attribués à un certain Militant Gruppe (MAM dirait : « la mouvance anarcho-gauchiste »… ) pouvant passer pour des incitations à la rébellion violente. Le gars, en plus, était extrêmement louche : il paraît qu’il se rendait à « des réunions » (militantes, je suppose) « sans son téléphone portable » . Comme s’il avait des choses à cacher, hé, hé ! Bon. Procès, avocats de la défense qui font bien leur boulot, et découverte d’un joli pot aux roses : les tracts accusateurs avaient été rédigés et imprimés au siège de la BKA (la police anticriminelle).
C’est en Allemagne.
Fabriquer des coupables, surveiller et suspecter des intellectuels, harceler des éditeurs ou des journalistes, c’est pas chez nous qu’on verrait des choses pareilles, hein Coupat et autres épiciers tarnacois ? N’est-ce pas, Hazan et autres « fabricants » éditeurs de comités invisibles ?

À l’étouffée

La manipulation, l’infiltration, la fabrication de preuves sont pratiques vieilles comme la police et considérées comme quasi normales, voire inévitables, quand il s’agit de lutter contre le crime organisé (bien sûr, elles ne le sont pas !), sous prétexte qu’« on ne fait pas d’omelette, etc. ».
En matière politique, elles provoquent un peu plus de réticences et débouchent parfois sur des scandales – dont certains ont des conséquences politiques : le Watergate en reste le plus emblématique symbole. Rien de semblable dans notre belle République, de l’affaire Ben Barka à celle du corbeau des listings Clearstream (toujours en instruction), en passant par l’affaire Markovic, les « plombiers » de la DST au siège du Canard , les « casseurs Marcellin » des manifs autonomes des septantes, la pitrale et pitoyable (et criminelle) équipée des faux époux Turenge (et alii ) contre le Rainbow Warrior, les écoutes illégales de la cellule gendarmesque de l’Élysée, l’affaire des Irlandais de Vincennes, plus toutes celles que j’oublie ou qui sont restées enfouies (et je me suis borné à la cinquième du nom…) : si le scandale débouche parfois sur un traitement judiciaire, on l’y cuisine à l’étouffée.
Seuls quelques lampistes, au pire, y laissent des plumes.

Malice

Ainsi doit-on se garder d’exclure que certains des manifestants casseurs connus sous le nom de Black Blocks, récemment à l’œuvre à Strasbourg (j’emploie le mot « casseurs » sans sa nuance péjorative courante : je constate qu’ils cassent, rien de plus), aient aux pieds des chaussettes à clous. Du genre qu’on tricote à la maison poulaga.
C’est une hypothèse (une quasi-certitude) unanimement dénoncée par tous les autres manifestants (ceux qui ne cassent pas), qui voient dans les affrontements et les saccages qui ont marqué le sommet de l’Otan la volonté du pouvoir de discréditer le mouvement dans l’opinion publique. Le fait est que les images de violences diffusées à satiété dans les lucarnes – notamment l’incendie d’un hôtel – provoquent plus facilement l’indignation que l’enthousiasme chez ceux qui les reçoivent. Et la plupart des gens (des « braves gens », des « sans malice » – alors que la police, ça se chante, en est pleine…) ne conçoivent pas que la violence puisse être l’œuvre de ceux qui sont chargés de la contenir et de la réprimer.
Après tout, il a fallu du temps pour établir qui avait incendié le Reichstag.

Revendication

Les intéressés, pourtant, du moins certains d’entre eux, récusent fermement cette thèse de la manipulation policière. Et revendiquent leur violence comme partie intégrante d’un programme « pour en finir avec le vieux monde et ses technologies d’un futur déjà bien moisi ! ».
Dans un texte publié sur le Net [^4] et revendiqué par « quelques casseurs », ils affirment : « Nous n’avons besoin de personne pour nous révolter et pour lutter. Ce samedi 4 avril 2009, à Strasbourg, si nous avons cassé des vitrines ou mis le feu à des bâtiments qui sont au service de l’État et du capitalisme (douane, banques, station essence, office de tourisme, hôtel Ibis, etc.), si nous avons saccagé des caméras de vidéosurveillance et des panneaux publicitaires, si nous nous sommes attaqué-e-s à la police, ce n’est pas parce qu’une organisation occulte nous y a poussé-e-s, mais parce que nous l’avons choisi délibérément. »
Et encore : « Si nous sommes parti-e-s du constat que pour renverser le pouvoir, il ne sert pas à grand-chose de se contenter de manifester calmement, aussi nombreux soit-on, même à plusieurs millions de personnes, nous sommes également conscient-e-s que s’attaquer à la police et vandaliser des propriétés de l’État et/ou du capital à quelques milliers ne suffit pas non plus. À quelques millions, ça aurait déjà plus de gueule. Toutes les technologies de contrôle et de répression pourraient s’avérer insuffisantes à maintenir la colère généralisée. »
Les signataires anonymes se réclament de Rosa Luxembourg et de Frantz Fanon [^5].

Remontrances

Reste à savoir comment passer de « quelques milliers » à « quelques millions », éternel problème des groupes radicaux minoritaires. La révolution ne se décrète pas, et celles qui ont réussi, historiquement, doivent leur succès au moins autant à l’ennemi de classe et aux situations insupportables qu’il crée qu’au savoir-faire insurrectionnel de leurs partisans.

En France, aujourd’hui, les conditions ne semblent pas encore réunies ; il n’est pas exclu qu’elles le deviennent. L’ennemi de classe, en pleine crise provoquée par lui-même, reste toujours bouffi de morgue et continue d’étaler ses privilèges comme autant de crachats à la figure du pauvre ; la situation, déjà insupportable pour beaucoup, le devient peu à peu au plus grand nombre – que ce soit sur le plan économique et social (licenciements, chômage, précarité) que sur celui des libertés (brutalités policières, déploiements sécuritaires), et ceux que la crise épargne n’en sont pas moins révoltés par le spectacle de l’extrême richesse confronté à celui de l’extrême pauvreté.
On entend pourtant, quand la contestation retrouve des formes oubliées, comme l’occupation des usines ou la séquestration des patrons, dès que les salariés sortent des clous de la revendication gentillette et bien polie (chère au Schtroumpf jaune et consorts), monter de la classe politique et des médias des remontrances presque unanimes : « Ça ne se fait pas ! » Les moins sévères comprennent, mais déplorent. Comme aurait pu l’écrire Maurice Druon, qui vient de passer l’arme à gauche [^6] : « Ami, entends-tu les cris sourds du patron qu’on séquestre ? »

On veut bien convenir que retenir un dirigeant d’entreprise dans son bureau contre son gré est une forme de violence. Mais qui a commencé ? Et comment nommer la situation faite à l’homme privé brutalement de son emploi et qui, toute pudeur envolée, pleure de vraies larmes de détresse devant une caméra de télévision ?
C’est violent à voir, un homme qui pleure. Et c’est normal que ça donne à beaucoup d’autres l’envie d’en découdre.

Et que dire encore de la violence au travail, de la déprime des opprimés qu’elle engendre et que raconte, fruit d’une longue enquête auprès des travailleurs comme de ceux qui les soignent, mon confrère Patrick Coupechoux ? Un beau travail de journaliste, qui ne se contente pas de décrire la souffrance psychique (qui atteint des couches sociales très diverses, y compris les cadres), mais en pointe clairement la cause : l’idéologie néolibérale, la course au profit qui la structure, la négation du sujet et la déshumanisation de la vie sociale qui en découle [^7]…
Mais oui, comme on écrivait sur les murs lors d’un certain mois de mai, il y a bien longtemps déjà : « On a raison de se révolter ! » Et plus encore aujourd’hui qu’hier.
.

 

[^2]: Radio Zinzine Info, 04300 Limans/.

[^3]: Phénomène qui s’étend jusqu’à toucher les banlieues proches des grandes villes, comme à Paris : on expulsait autrefois les prolos « au-delà du périphérique », on les envoie maintenant plus loin, dans un au-delà des banlieues (celles qui sont bien desservies, voir la boboïsation de villes de l’ancienne « ceinture rouge » comme Montreuil, Saint-Denis, Bagnolet, etc.

[^4]: En intégral sur et largement cité aussi dans Libération du 18-19 avril, sous le titre : « Black Blocks, théorie de la lutte de casse ».

[^5]: De la première : « Toutes les classes dominantes ont toujours défendu leurs privilèges jusqu’au bout avec l’énergie la plus acharnée » (Rosa Luxembourg, Que veut Spartacus ?, 1918) ; du second (en exergue) : « L’insurrection désoriente les partis politiques. Leur doctrine, en effet, a toujours affirmé l’inefficacité de toute épreuve de force et leur existence même est une constante condamnation de toute insurrection » (les Damnés de la terre, 1961.).

[^6]: Suivi de près par Yvon Bourges. Un à un, les vieux gaullistes lâchent la rampe, il va décidément falloir se résoudre à un remaniement !

[^7]: La Déprime des opprimés, enquête sur la souffrance psychique en France, Patrick Coupechoux, Seuil, 380 p., 21 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 9 minutes