Quand l’État se fait proxénète

Si le revenu des personnes prostituées est imposable, il ne leur donne accès à aucun droit social. Visite guidée au pays des contradictions fiscales.

Marion Dumand  • 9 juillet 2009 abonné·es
Quand l’État se fait proxénète

Chaque année, c’est le même topo. Tout le monde se presse pour faire sa déclaration d’impôts à temps. En la remplissant, on se souvient rarement que cette participation aux charges publiques est inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Et qu’elle ouvre des droits. Du moins, elle le devrait. «  Actuellement, si nous payons des impôts, nous n’obtenons pas pour autant les mêmes droits que les autres travailleurs, comme la Sécurité sociale et la retraite » , explique Nikita, cofondatrice et trésorière du Syndicat du travail sexuel (Strass), fondé en 2009. Puis elle constate : « Ça ne motive pas pour déclarer ses revenus. »
Telle est la contradiction dans laquelle les personnes prostituées se trouvent prises. D’un côté, l’État français se targue d’une position abolitionniste : sans être interdite, la prostitution ne devrait pas exister. De l’autre, il ap-
plique ce qu’un rapport du Sénat nomme joliment « le réalisme fis-
cal »
: sans être recon­nue comme profession, la prostitution est taxée. « Aussi le débat est-il extrêmement difficile à trancher, conclut ce « Rapport d’information sur l’activité de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes pour l’année 2000 », qui consacre sa deuxième partie à la prostitution… Mais il devrait au moins être officiellement ouvert. Cet aspect du dossier de la prostitution est mal connu, il en est pourtant un des plus importants. » Neuf ans ont passé : le débat n’a guère été ouvert et certainement pas tranché.
Pour mémoire, la question était déjà à l’ordre du jour en 1975, lors des premières assises de la prostitution à la Mutualité, ouvertes par Stéphane Collaro entonnant au micro la chanson « À la pêche aux moules », avec sa légendaire élégance…

C’est dire l’impatience de l’État à traiter ce problème « des plus importants ». Il préfère pour l’instant traiter les déclarations de revenus. Car les bénéfices tirés de la prostitution sont imposables, dans le cadre du travail indépendant, en tant que « bénéfices non commer-
ciaux » (BNC). Un cas dont l’ampleur est très délicate à évaluer. En effet, la direction générale des impôts ne donne pas de chiffres précis, parce qu’elle ne réalise pas d’extractions par profession. Mais une enquête menée à Lyon constate, avec étonnement, que 50 % des prostitué(e)s déclarent bien leurs revenus. Déclarer, d’accord, mais sous quelle profession ? « Si on le fait en tant que prostitué(e), toutes les lois sur le proxénétisme entrent en jeu, rappelle Nikita. Le propriétaire de l’appartement, du local, les conjoint(e)s au chômage ou gagnant moins d’argent peuvent en être accusés. Sans parler des réactions des services sociaux quant aux enfants. En fait, quand on est prostitué(e), on n’a pas droit à un logement, à un local, d’être marié, d’avoir des enfants. »

Évidemment, des feintes sont possibles. Le Strass conseille ainsi aux jeunes prostitué(e)s de se constituer en micro-entreprises ou en auto-entrepreneurs, sous des catégories de type « conseil ». Quant à cotiser à l’Urssaf, pour avoir droit à une couverture sociale, il faut d’abord relever du régime d’imposition à frais réels, particulièrement inadapté au secteur prostitutionnel, selon Act Up.

Et ensuite faire preuve d’imagination, ou tomber sur des centres compréhensifs, qui acceptent d’enregistrer les prostitué(e)s dans la rubrique « relations publiques ». Beaucoup restent néanmoins sur le carreau. Notamment les anciennes, qui n’ont jamais cotisé.
Ne pas cotiser ? C’est alors s’exposer à un redressement fiscal. La pratique s’est accrue dans les années 1970, rappelle le rapport, « non en vertu d’une “détermination fiscale” soudaine à l’égard des prostituées, mais parce que l’approche du revenu imposable, qui était restée essentiellement professionnelle, s’est à l’époque “enrichie” de la taxation des éléments du train de vie ». Des versements réguliers sur un compte bancaire, l’achat d’une maison sont autant d’indices qui éveillent l’intérêt des contrôleurs.
Mais il est alors possible, explique Act Up, d’être redressé « dans le cadre des traitements et salaires s’il est reconnu manifeste que vous êtes sous la dépendance d’un proxénète. » Dans ce dernier cas, il faut que la personne prostituée révèle le nom du proxénète au service fiscal ou l’attaque en justice. Bref, « une telle situation est assez exceptionnelle » , reconnaît l’administration. Qui ne perd pas le nord pour autant et taxe le proxénète. « Les subsides perçus de personnes se livrant habituellement à la prostitution constituent pour le bénéficiaire des revenus imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux, établit l’arrêt du 5 novembre 1980. Le contribuable ne saurait invoquer le caractère délictueux de son activité pour soutenir que les ressources qu’il en tire ne sont pas imposables. »

Parmi les délinquants, les proxénètes ont visiblement un statut à part. Et l’État, en taxant les prostitué(e)s, est l’un d’eux : « L’imposition des prostituées qui découle d’une telle “logique” fiscale conduit cependant l’État à “tirer profit de la prostitution d’autrui”, reconnaît le rapport du Sénat, et à encourir ainsi, aux termes de l’article 225-5 du code pénal, le qualificatif de proxénète. »

État proxénète : c’est l’un des arguments (au-delà du premier, qui souligne que le corps n’est pas une marchandise) mis en avant par les abolitionnistes, pour refuser tout « statut » à la prostitution, en commençant par l’imposition. Un autre est ainsi formulé, dans une lettre du Cercle d’étude de réformes féministes (Cerf) au ministère des Finances : « Cette réglementation oblige les prostituées à se prostituer encore plus pour payer des impôts, vole aux prostituées de l’argent qu’elles pourraient utiliser pour se sortir de la prostitution, oblige les prostituées qui voudraient arrêter la prostitution à continuer à se prostituer pour payer les “impôts” sur leurs “revenus” de l’année précédente. » Or, il est possible pour les prostitué(e)s, comme pour tous les contribuables, d’obtenir une remise gracieuse, face à une situation « de gêne ou d’indigence ». Mais à trois conditions : arrêter la prostitution, trouver une autre activité, ne pas conserver le produit de l’ancienne. Pas facile, on l’imagine.

Porteurs de contradiction, les abolitionnistes le sont aussi. Ainsi, le Cerf demande l’arrêt de l’imposition, mais nuance : « Il ne faudrait pas que la fin de l’imposition leur nuise : actuellement, certaines prostituées trouvent un intérêt à déclarer des revenus (par exemple pour obtenir, en présentant leur avis d’imposition, un bail pour un appartement). Il ne faudrait pas provoquer des difficultés supplémentaires à ces femmes, ou les stigmatiser. » Le Strass préfère, lui, demander un statut professionnel qui donnerait accès aux droits sociaux. Et Nikita de rappeler : « Nous nous battons pour être reconnus, fiscalement aussi. Mais les premiers enjeux sont l’accès à la santé et à la sécurité. Pour tous les travailleurs du sexe, avec ou sans papiers. »

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