Nez bouché

Bernard Langlois  • 24 septembre 2009 abonné·es

Putride

C’est Michel Rocard qui, dans un moment de déprime (ou si c’est de lucidité ?), avait déclaré publiquement qu’il n’aurait jamais incité ses enfants à se lancer en politique tant il la trouvait « putride » . Je précise « publiquement » , parce que ce genre de propos est d’ordinaire plutôt réservé à la sphère privée, et il faut toute l’honnêteté intellectuelle qu’on reconnaît généralement à l’ancien Premier ministre pour qu’il en sorte. Une double actualité vient donner corps (mais en était-il encore besoin ?) à ce jugement sévère d’un homme qui a consacré toute sa vie à l’action publique et sait de quoi il parle : le procès des faux listings de Clearstream, qui s’est ouvert ce lundi ; et l’affaire des fraudes au PS, relancée par une enquête journalistique. À première vue, rien ne rapproche ces deux affaires, dont la première seulement donne lieu à des suites judiciaires, la seconde ayant été promptement balayée sous le tapis avec la merde du chat.
Elles ont pourtant un point commun indiscutable : la rivalité, à l’intérieur d’un même camp, pour la conquête du pouvoir. Et la même sale odeur qui contraint à se boucher le nez.

Violette

Rappelons d’abord, c’est un préalable important, qu’il y a deux affaires Clearstream. La première est la mise en lumière, à la suite d’une enquête rigoureuse du journaliste-écrivain Denis Robert, du rôle pour le moins opaque d’une «  chambre de compensation » (sorte de banque des banques) luxembourgeoise dans la gestion de comptes et les mouvements de capitaux aux origines parfois douteuses. Ce genre d’établissement financier a des pudeurs de violette, il déteste qu’on braque le projecteur sur ses activités et qu’on évente ses petits secrets : avec toute sa puissance et ses moyens illimités, il s’est acharné sur Robert pour traquer la moindre faille dans son enquête (on trouve toujours des erreurs de détail) et l’obliger à lâcher prise [^2]. Nous avons souvent évoqué cet aspect des choses, qui n’est pas le sujet du présent procès. Celui qu’on dira « du corbeau », qui oppose principalement Dominique de Villepin à Nicolas Sarkozy. Pourquoi corbeau ? Parce que l’affaire démarre (judiciairement) sur une dénonciation anonyme auprès du juge Van Ruymbeke en avril 2004 : le corbeau (mais on apprendra plus tard qu’il ne l’est pas vraiment pour le juge, qui l’avait rencontré secrètement avant de recevoir son courrier !), le faux corbeau donc met à disposition de la justice des listings de Clearstream, ceux-là mêmes qui avaient alimenté l’enquête de Denis Robert, lequel les avait transmis (entre autres) à un informaticien libanais, plus ou moins en cheville avec les services secrets (DGSE) et les RG, informaticien qui a fini par avouer les avoir trafiqués pour y faire apparaître, au milieu d’une longue liste authentique, les noms de détenteurs de comptes imaginaires, parmi lesquels un certain Paul de Nagy et un certain Stéphane Bocsa (hé, hé !)… Vous suivez ? Sinon, pas d’importance, tous les détails dans tous les quotidiens et hebdos qui en tartinent des pages entières (ce qui se justifie, tant l’affaire est somptueuse, l’intrigue appétissante et le plateau éblouissant, sur le banc des accusés comme sur celui de la partie civile). Commence donc un procès à grand spectacle, qui va durer au moins un mois, qui mobilise la fine fleur du barreau et dont les conséquences sont imprévisibles : il peut aussi bien s’achever en eau de boudin qu’éclater dans le ciel politique en une époustouflante pyrotechnie. On verra bien.

Mon propos ici n’est point de traiter l’affaire au fond mais de souligner ce qui la sous-tend : la rivalité de deux hommes du même parti, du même bord, tous les deux hauts dignitaires de la République, tous les deux ministres du même gouvernement, sous le même Président, dont il n’est pas exclu qu’il soit lui-même plus ou moins mêlé à l’histoire. Une rivalité qui va jusqu’à la haine, la détestation suffocante et l’envie de meurtre. Le croc de boucher…

Andouillette

Et mon propos est de dire aussi que, si elles n’atteignent pas (pas encore ?) de tels sommets spectaculaires, les rivalités à gauche sont de même nature que celles de la droite, que s’y expriment de semblables détestations camouflées (de plus en plus difficilement) sous d’hypocrites démonstrations d’amitié et recouvertes du manteau de Noé de la statutaire camaraderie.
C’est pourtant un joli nom, « camarade » ; et « compagnon » n’est pas vilain non plus : dans la course au pouvoir, tous deux perdent leur couleur et leur charge affective. Il ne reste que la haine pure et l’ardent désir de tuer le rival. Que dans un parti qui se réclame du socialisme on en arrive à considérer comme broutille le fait de truquer une élection, qu’on passe par pertes et profits ce scrutin vicié, ces urnes bourrées, ces militants bafoués ; qu’on se borne à évoquer – pour plus tard, c’est toujours pour plus tard ! – la mise en place d’une commission de contrôle composée de « personnalités indiscutables » (on pense à qui ? Ali Bongo, Karzaï, Cassonoff ?) ; qu’on en soit là – cette coalition de barons qui se détestent entre eux, mais moins qu’ils ne détestent ensemble celle qui les a roulés dans la farine en 2007 et se dit prête à recommencer en 2012 (car pour ces gens-là, m’sieur, seules comptent les échéances électorales, et d’abord la suprême, comme la sauce dont ils se pourlèchent) –, et surtout, qu’on en soit là, à ces trucages minables que justifient des appétits grossiers tout en alignant les grands mots, les grands principes, les dévouements admirables à la chose publique, et qu’il y ait encore de braves gens qui y croient (de moins en moins, à vrai dire !), voilà qui lève le cœur.
Oui, la politique est vraiment putride. Ou pour le dire de façon plus gaillarde, à la manière de Clemenceau : si l’on savait qu’elle doit « comme l’andouillette, sentir un peu la merde mais pas trop » , on a largement dépassé la dose d’effluves admissibles.

Alternance

Je sais bien qu’il ne manquera pas de bons esprits pour me reprocher ma noire vision des choses et m’adjurer de ne point désespérer Billancourt
– je sais aussi que Billancourt n’est plus qu’un terrain vague et que le « mouvement ouvrier » subsiste surtout à l’état de dictionnaire [^3], dont paraît le tome V (avec CDrom), éd. de l’Atelier, 462 p., 65 euros.). Ils m’affirmeront que la gauche et la droite, « c’est pas pareil ». Certes. Et pour affermir leur conviction et nourrir leur propos, je leur conseille (si pas sectaires !) la lecture du dernier Krisis , fort intéressant dans la variété des approches qu’il propose [^4].
Mais de quoi s’agit-il au juste, dans les combats politiques à venir ? Si c’est de prendre la place de Sarkozy et de son équipe pour faire une politique vaguement plus sociale (dans les limites tolérées par l’environnement capitaliste ultralibéral et ses outils d’encadrement
– UE, OMC, FMI, etc. –, auxquels la gauche gouvernementale n’a aucune intention de s’opposer, autant qu’on sache : elle est même très fière d’en diriger tel ou tel, hein !), et un poil plus démocratique – au point où l’on en est dans l’exercice du pouvoir personnel et la dérive monarchique, il n’est en effet pas difficile de faire mieux, même si ce que Claude Guillon appelle la terrorisation démocratique [^5] n’est hélas pas l’apanage de la droite – ; s’il s’agit, donc de pratiquer ce qu’on appelle l’alternance, dont on a déjà expérimenté tout au long des années 1980 qu’elle ne bousculait guère l’ordre des choses, ni ne changeait vraiment la vie des gens (sinon de quelques-uns !), si c’est ça (et pourquoi pas, mais il faut le dire clairement !), alors rien ne s’oppose en effet à une très large alliance allant de Bayrou à Robert Hue en passant par les écolos droitiers ; je pense même que c’est souhaitable si l’on veut remporter les élections (et d’abord la présidentielle).

Je pense même qu’il serait plus sain et plus efficace d’aller au plus vite vers une formation unique rassemblant tous ces gens-là, que seule sépare la classique feuille de papier à cigarette, sur le mode du Parti démocrate américain ; et je comprends mal ces authentiques socialistes du PS (il en reste quelques-uns) qui poussent des cris d’orfraie à cette perspective. Il leur reviendrait alors, avec ceux qui campent déjà sur leur gauche, de constituer un vrai Parti socialiste capable de remobiliser les masses et de disputer l’hégémonie au Parti solférinien (et nous savons que l’exercice ne se fera pas facilement, réticence du PC et rivalités de boutiques des uns et des autres étant loin d’être levées).
On sera encore dans le cadre de l’alternance (au deuxième tour), mais au moins une alternance un peu mieux ancrée à gauche.

Autre tambouille

Mais si l’on ne se contente pas du TSS (Tout sauf Sarko), si l’on veut l’alternative (c’est-à-dire le commencement d’un processus de sortie du système, et pas seulement un changement de régime à l’intérieur dudit), chacun sait bien que c’est une autre paire de manches.
Et j’ai bien envie, là, de vous renvoyer sur le site de Jean Zin (dont je vous ai déjà plusieurs fois signalé l’existence et l’originalité de ses recherches d’écolo-marxien-freudien-campagnard…), disciple de Gorz, qui propose une démarche pour commencer à mettre en place cette alternative, fondée sur la démocratie locale. La période, dit-il en substance, est objectivement révolutionnaire, nombreuses et fondées, les raisons de se révolter, « mais cela ne suffit pas à faire une révolution, car les conditions subjectives sont loin d’être remplies alors qu’on assiste à la fois au pourrissement des vieux partis ainsi qu’à la dispersion des forces de gauche impuissantes à surmonter leurs divergences bien réelles, sans parler des syndicats devenus purement opportunistes et dépourvus de projet comme de toute stratégie ». Alors, au-delà du constat (qu’on partage), quelles propositions pour « aller au-delà du réformisme sans devoir sombrer dans l’autoritarisme » ?
« Assemblées communales » , propose Jean Zin. N’hésitez pas à aller voir ce qu’il met sous cette appellation [^6]
 : pas de recette miracle, mais une autre tambouille aux produits moins frelatés, une autre façon de lier les sauces de la politique. Et qui ne donne pas l’envie de se boucher le nez.

 

[^2]: Denis Robert expose jusqu’au 30 octobre (photos, vidéos), Galerie W, 44, rue Lepic, 75018 Paris, 01 42 54 80 24 et

[^3]: Le célèbre Maitron, dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, sous la direction de Claude Pennetier

[^4]: Krisis, n° 32, juin 2009, Gauche/Droite ?, 174 p., 23 euros, 5, rue Carrière-Mainguet, 75011 Paris.

[^5]: La Terrorisation démocratique, Claude Guillon, Libertalia, 154 p., 7 euros.

[^6]: La question de l’organisation, Jean Zin .

Edito Bernard Langlois
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